Les amours du Chico
lui.
Heureusement que mes précautions sont bien prises !
En effet, comme on a pu le remarquer, le taureau avait commencé
par foncer au hasard, par instinct combatif. Dès la première passe
il avait compris qu’il s’était trompé, et, si extravagant que cela
puisse paraître, il avait apporté plus de circonspection, mis plus
de méthode dans son jeu.
Chaque passe, dénuée de succès, était une leçon pour lui. Il la
notait soigneusement, et on pouvait être sûr qu’il ne
recommencerait pas les mêmes fautes, si le cavalier, ne trouvant
pas de ruses nouvelles, s’avisait de renouveler les
précédentes.
Il ne perdait rien de sa force et de son courage indomptable, sa
rage et sa fureur restaient les mêmes, mais il acquérait la ruse
qui lui avait fait défaut jusque-là. L’homme, inconsciemment,
faisait son éducation guerrière et la bête en profitait
admirablement.
Le premier choc avait eu lieu non loin de la barrière, presque
en face de Pardaillan. C’est là que le taureau avait éprouvé sa
première déception, là qu’il avait été frappé par le fer de la
lance, là qu’il revenait toujours. C’était ce qu’en argot
tauromachique on appelle une
querencia.
Le déloger du
refuge qu’il s’était choisi devenait terriblement dangereux.
Afin de permettre à leur maître de parader un moment en
promenant le trophée conquis, les aides de Barba-Roja s’efforçaient
de détourner de lui l’attention de l’animal.
Mais le taureau semblait avoir compris que son véritable ennemi
c’était cette énorme masse de fer à quatre pattes, comme lui, qui
évoluait là-bas. Et ce qu’il guignait le plus, dans cette masse,
c’était cette autre masse, plus petite, qui s’agitait sur l’autre.
C’était de là qu’était parti le coup qui l’avait meurtri. C’était
cela qu’il voulait meurtrir à son tour.
Et comme il se méfiait maintenant, il ne bougeait pas du gîte
qu’il s’était choisi. Il dédaignait les appels, les feintes, les
attaques sournoises des hommes de Barba-Roja. Parfois, comme agacé,
il se ruait sur ceux qui le harcelaient de trop près, mais il ne
continuait pas la poursuite et revenait invariablement à son
endroit favori, comme s’il eût voulu dire : c’est ici le champ
de bataille que je choisis. C’est ici qu’il faudra me tuer, ou que
je te tuerai.
Barba-Roja n’en voyait pas si long. Ayant suffisamment paradé,
il s’affermit sur les étriers, assura sa lance dans son poing
énorme et, voyant que la bête refusait de quitter son refuge, il
prit du champ et fonça sur elle à toute vitesse.
Comme elle avait déjà fait une fois, la bête le laissa approcher
et, quand elle le jugea à la distance qui lui convenait, elle
bondit de son côté.
Maintenant, écoutez ceci : au moment d’atteindre le
taureau, l’homme faisait obliquer son cheval à gauche, de telle
sorte que la lance portât sur le côté droit. Deux fois de suite
Barba-Roja avait exécuté cette manœuvre. Deux fois le taureau avait
donné dans le piège et avait passé par le chemin que l’homme lui
indiquait.
Or, le taureau avait appris la manœuvre.
Deux leçons successives lui avaient suffi. Maintenant on ne
pouvait plus la lui faire.
Donc le taureau fonça droit devant lui comme il avait toujours
fait. Seulement, à l’instant précis où le cavalier changeait la
direction de son cheval, le taureau changea de direction aussi, et
brusquement il tourna à droite.
Le résultat de cette manœuvre imprévue de la bête fut
épouvantable.
Le cheval vint donner du poitrail en plein dans les cornes. Il
fut soulevé, enlevé, projeté avec une violence, une force
irrésistibles.
Le cavalier, qui s’arc-boutait sur les étriers, portant tout le
poids du corps en avant pour donner plus de force au coup qu’il
voulait porter, le cavalier, frappant dans le vide, perdit
l’équilibre, la violence du choc l’arracha de la selle et, passant
par dessus l’encolure de sa monture, passant par-dessus le taureau
lui-même, alla s’aplatir sur le sable de la piste, proche de la
barrière, où il demeura immobile, évanoui peut-être.
Une immense clameur jaillit des milliers de poitrines des
spectateurs haletants.
Cependant le taureau s’acharnait sur le cheval. Les aides de
Barba-Roja se partageaient la besogne, et tandis que les uns
s’élançaient au secours du maître, les autres s’efforçaient de
détourner de lui l’attention de la bête ivre de fureur, rendue
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