Les amours du Chico
existaient pour lui en tant que mots mais non en tant que
sentiment. Et c’était cela précisément qui faisait sa force et le
rendait si redoutable. Il n’avait qu’une vertu : la foi
ardente, sincère. Et sa foi n’était pas que religieuse. Il croyait
aussi en la grandeur de sa race, en la supériorité de sa
dynastie.
De même qu’il croyait en Dieu, il se croyait d’une essence
supérieure à celle des autres hommes. Tous ses actes convergeaient
vers ce double but : imposer la foi en Dieu, la foi en la
supériorité de sa race et, implicitement, son droit de domination
sur le monde. Tout le reste n’était qu’accessoire. Cruauté ou
pitié, rien n’existait plus. Il y avait un but qu’il s’était
proposé d’atteindre, et il y marchait, inéluctable comme le Destin,
sans s’occuper des cadavres tombés sur sa route, sans les voir
peut-être.
Eh bien, le silence qui pesa tout à coup sur cette foule,
l’instant d’avant si joyeuse, si bruyante, si vivante, était si
impressionnant qu’il impressionna le roi.
Philippe laissa errer son œil froid sur toutes ces fenêtres
encadrant des têtes curieuses. Là, c’était la magnificence,
l’élégance, la somptuosité des costumes et des robes d’une
fabuleuse richesse. Là, c’était l’or qui rutilait sur les corsages
et les pourpoints de satin, c’étaient les diamants, les perles, les
rubis qui croisaient leurs feux aux toques, aux cous, aux oreilles,
aux doigts des dames et des hommes. Là, c’étaient l’insouciance, la
sécurité absolue. Là, nul danger à courir.
Le regard du roi passa, alla plus loin et plus bas, s’arrêta aux
tribunes.
Là, moins de somptuosité. Les dames, nombreuses là aussi,
étalaient des costumes luxueux, piquaient de notes claires et gaies
la tenue sombre des hommes : tenue de combat et non de parade.
Là encore, au moment voulu, les dames s’éclipseraient, se
mettraient à l’abri, et les hommes, restés seuls, se changeraient
en combattants.
Et Philippe se posa la question :
« Combien en resterait-il de vivants, de tous ces jeunes
hommes, braves, vaillants, pleins de force et de vie, figés là dans
l’angoisse de l’attente ? Combien ?… »
Et son œil s’attarda sur les tribunes.
Puis il passa, descendit plus bas, alla plus loin, par delà les
barrières et les palissades et les cordes, et les gardes, et les
arquebusiers, et les hommes d’armes.
Là, c’était la multitude des bourgeois et des hommes du peuple.
Là, plus de colliers rutilants, plus de soieries, de satins, de
velours. Là, des pourpoints de drap aux couleurs vives ; là,
des jupes rouges, jaunes, certes ; là, la tache pourpre d’une
fleur dans les cheveux noirs, blonds, châtains. Là, des gens hissés
sur des échafauds, des tréteaux, des chaises, et la foule
innombrable de ceux s’écrasant, s’étouffant sur le pavé.
Là, point de retraite prudemment ménagée ; là, chaque
spectateur pouvait devenir une victime, payer de sa vie la
curiosité satisfaite.
Et le roi Philippe, inaccessible à la pitié, ne put réprimer un
long frisson, et dans le désarroi de son esprit fulgura cette autre
question, plus terrible encore que la première :
« Est-il juste de sacrifier tant d’existences ? Ai-je
bien le droit d’envoyer à la mort tant de braves
gens ? »
Et son œil froid qui avait passé avec dédain sur les fenêtres,
sur les balcons aux colonnes mauresques de marbre et de granit –
comme le sien – son œil qui s’était attardé sur les tribunes, aux
gradins recouverts de velours fripé, son œil ne put se détacher de
la foule grouillante des pauvres diables entassés sur le pavé, sur
son pavé à lui, le roi.
Et quelque chose comme un sentiment humain qui le surprit, lui
qui se croyait si fort au-dessus de l’humanité, vint estomper
l’éclat de son regard si froid l’instant d’avant.
Et de la multitude son regard s’éleva vers l’éclatante
irradiation d’un ciel ardent, comme pour y chercher une
inspiration, et ne la trouvant pas à son gré, sans doute, s’abaissa
de nouveau sur le pavé, au loin.
Et voici que là-bas, au bout de la place, isolé dans l’espace
réservé aux combattants et à leurs suites, dans ce que nous
pourrions appeler les coulisses de l’arène, lui apparut soudain
l’autel en face duquel, la veille encore, on avait brûlé sept
hérétiques. Cet autel se dressait solitaire, entouré, de loin, par
les tentes portant l’écu ou le fanion
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