Les amours du Chico
Torero prodigieux
n’accomplit en somme que les exploits que le dernier des capéadores
exécute sans sourciller aujourd’hui.
Qu’on veuille bien se souvenir que ceci se passait quelque chose
comme trois siècles avant que ne fussent créées et mises en
pratique les règles de la tauromachie moderne.
Ce qui paraît très naturel aujourd’hui, paraissait, et en fait
était réellement prodigieux, à une époque où nul encore ne s’était
avisé de risquer sa vie avec un si superbe dédain. Est-il bien
nécessaire d’ajouter que, pour se risquer à tenter des coups d’une
audace aussi folle, il fallait connaître à fond le caractère de la
bête combattue.
Quoi qu’il en soit, les passes de notre Torero, inconnues à
l’époque, retrouvées plusieurs siècles plus tard, avaient tout le
charme de la nouveauté et pouvaient, à juste raison, susciter
l’enthousiasme de la foule.
Le taureau, surpris de voir qu’aucun de ses coups ne portait,
s’arrêta un moment et parut réfléchir. Puis il pointa ses oreilles,
gratta rageusement la terre, frôla le sol de son mufle et recula
pour prendre son élan.
Le Torero déploya sa cape toute grande, un peu en avant et en
dehors de la ligne de son corps. En même temps, il vint se placer
droit devant le taureau, le plus près possible, et avançant un
pied, il provoqua la bête.
Au moment où le taureau, après avoir visé en baissant la tête,
se disposait à porter son coup, il baissa brusquement la cape, en
lui faisant décrire un arc de cercle. En même temps, il se mettait
hors d’atteinte en lui livrant un passage, par une simple flexion
du buste, sans bouger les pieds.
Et le taureau passa, en le frôlant, lancé sur la cape trompeuse.
Le Torero fit alors un demi-tour complet et se présenta de nouveau
devant la bête.
Seulement, cette fois, il brandissait au bout de son épée le
flot de rubans qu’il avait lentement cueilli au passage.
Alors, la foule, jusque-là haletante et muette de terreur et
d’angoisse, laissa éclater sa joie, et à la considérer, hurlante et
gesticulante, on eût pu croire qu’elle venait soudain d’être prise
de folie. Les uns criaient, d’autres applaudissaient, ici on
entendait des éclats de rire, là des sanglots convulsifs.
Partout, on voyait des faces congestionnées, convulsées, des
rictus grimaçants, des yeux exorbités. De tous côtés, on percevait
le souffle rauque des respirations trop longtemps contenues.
Sur les gradins une dame avait saisi à deux mains le cou d’un
seigneur assis devant elle, et inconsciente de ses gestes, en
poussant des cris inarticulés, elle serrait de ses mains
nerveusement crispées la gorge du pauvre sire qui déjà râlait et
tirait la langue.
Toutes ces manifestations diverses et violentes étaient le
résultat de la réaction qui se produisait. C’est que, pendant tout
le temps où le Torero, après avoir provoqué sa fureur, attendait
l’assaut de la bête sans reculer d’une semelle, avec un calme
souriant, l’angoisse étreignait les spectateurs à un degré tel
qu’on pouvait croire que la vie était suspendue et se concentrait,
toute, dans les yeux hagards, striés de sang, qui suivaient
passionnément les mouvements violents de la brute qui, seule,
attaquait, tandis que l’homme, en la bravant, se soustrayait à ses
coups, à l’ultime seconde où ils étaient portés.
Dans la loge royale, si puissante que fût sa haine contre celui
qui lui rappelait son déshonneur d’époux, le roi, pendant tout ce
temps, trahissait son émotion par la contraction de ses mâchoires
et par une pâleur inaccoutumée.
Fausta, sous son impassibilité apparente, ne pouvait s’empêcher
de frémir en songeant qu’un faux pas, un faux mouvement, une
seconde d’inattention pouvait provoquer la mort de ce jeune homme
en qui reposait l’espoir de ses rêves d’ambition.
Seul d’Espinosa restait immuablement calme. Il serait injuste de
ne pas dire que pendant les instants mortellement longs où l’homme,
impassible, subissait l’attaque furieuse de la brute, tous ceux de
la noblesse, qui savaient cependant qu’il était condamné, faisaient
des vœux pour qu’il échappât aux coups qui lui étaient portés.
Puis, cette espèce d’accès de folie, qui s’était emparé de la
foule, se transforma, en admiration frénétique, et l’enthousiasme
déborda, délirant, indescriptible.
Mais ce n’était pas fini.
Le Torero avait cueilli le trophée. Il était
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