Les années folles
Montréal. Il avait
annoncé son intention de rester durant ses cinq jours de congé annuel pour
aider à la récolte du foin. Le solide jeune homme de vingt-huit ans semblait se
réjouir à la pensée de participer à ce travail éreintant. Son père savait
pouvoir se fier à lui et il en était heureux.
– L’année
passée, p’ pa, je suis allé à une exposition
agricole à Québec, dit Albert, le soir de son arrivée. Ils ont fait une
démonstration d’une machine qui fauche à peu près vingt pieds de large à la
fois. Je vous dis qu’avec une affaire comme ça, ça doit pas prendre ben du
temps pour nettoyer un champ.
– C’est tiré
avec un de ces nouveaux tracteurs, je suppose ? demanda son père, peu
enthousiaste.
– Pantoute. Moi,
ce que j’ai vu, c’était tiré par deux chevaux, si on le voulait. Mais il paraît
qu’aux États, ils ont maintenant des machines qui pressent le foin et l’attachent.
Après, il y a plus qu’à le ramasser dans le champ. Ça doit être pas mal plus
facile que de faire des meules qu’il faut travailler à la fourche.
– Tout ça, c’est
des inventions qui coûtent ben trop cher pour nos petites terres, laissa tomber
Ernest en tirant nerveusement sur sa pipe. En plus, c’est surtout fait pour
gagner du temps. Mais qu’est-ce qu’ils font avec tout ce temps-là, les Américains ?
Ils arrivent à Noël en même temps que nous autres. Pour moi, rien remplacera
jamais une bonne paire de bras et un bon cheval.
Le
lendemain matin, dès que les rayons du soleil eurent asséché la rosée, Ernest
laissa à son plus jeune fils, Jean-Paul, le soin de nettoyer l’étable pendant
qu’il prenait la direction du champ avec Albert, Jérôme et Léo. Le père et l’aîné
de ses fils, les manches retroussées haut sur les bras, étaient armés d’une
faux, soigneusement aiguisée la veille. Dès qu’ils commencèrent à faucher, Jérôme
et Léo se mirent en marche derrière eux avec leur fourche pour constituer des
meules avec le foin fraîchement coupé.
Au début de l’après-midi,
les Veilleux furent en mesure de remplir successivement deux charrettes de foin
que les chevaux tirèrent jusque sous la porte du fenil. Par une chaleur
écrasante, deux des hommes prirent place dans le grenier de la grange pour
rejeter au fond du bât iment
le foin projeté par ceux qui étaient demeurés debout sur la charge, dans la
charrette.
Pour la première
fois depuis quelques années, Céline et Anne purent demeurer à la maison et
aider leur mère, qui avait entrepris la récolte des tomates déjà mûres pour les
mettre en conserve.
– Si on prend assez d’avance, déclara Yvette avec une satisfaction
évidente à la fin de l’après-midi, on va être capables d’aller aux bleuets dans
le rang des Orties la semaine prochaine.
Chez les Fournier
aussi, la période des foins venait de commencer. Comme l’année précédente, Germain
avait engagé René Tougas, l’aîné et le moins paresseux des fils d’Antonius, pour
l’aider.
– Pourquoi tu
l’as engagé ? demanda Gabrielle, mécontente, après le départ de l’adolescent
à la fin de la première journée de travail. Il va falloir le payer. C’est du
vrai gaspillage.
Germain se
contenta de lever les épaules et de lui tourner le dos , sans même se donner la peine de lui
répondre.
Il aurait pu lui
expliquer qu’il allait payer René Tougas en donnant une voiture de foin à son
père.
Antonius Tougas
élevait des porcs et il n’avait que quatre vaches à nourrir. Par conséquent, il
ne cultivait pas de foin, préférant l’acheter ou procéder à des échanges avec
des voisins.
Mais ce haussement
d’épaules de Germain était une illustration de l’atmosphère qui régnait depuis
quelque temps chez les Fournier, atmosphère devenue progressivement
irrespirable depuis leur mariage. La tension entre le mari et la femme, fruit
de reproches non formulés et de désirs inassouvis, était presque palpable.
Dès les premiers jours de leur union, Gabrielle avait fait comprendre à
son mari amoureux, par toutes sortes de moyens plus ou moins détournés, qu’il n’était
pas question de faire l’amour aussi souvent qu’il semblait le désirer. Tout d’abord,
elle s’esquivait dès qu’il tentait de l’approcher. Lorsqu’il tendait la main
pour la toucher, elle avait de ces reculs qui en disaient long sur ce qu’elle
pensait d’un contact physique avec lui. Dans leur lit commun, elle
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