Les années folles
avait
demandé pourquoi le quêteux ne s’était pas arrêté comme il le faisait d’habitude.
– Tu
t’imagines tout de même pas que je vais nourrir tous les quêteux qui passent, avait
sèchement protesté Gabrielle en relevant une mèche de cheveux qui lui était
tombée sur l’œil.
– Mais ce
quêteux-là, on l’a toujours gardé à souper et à coucher. Il a dû te le dire.
– Ce temps-là
est fini, Germain Fournier, avait tranché sa femme sur un ton sans appel. Qu’il
aille porter sa vermine ailleurs. Ma maison est propre et j’en veux pas ici.
– Les voisins
vont ben se demander pourquoi il est pas resté ici, reprit Germain, mécontent.
– Les voisins
diront ce qu’ils voudront. Ils viendront pas me dire quoi faire dans ma maison.
De
frustration en frustration, Germain Fournier avait fini par perdre toutes ses illusions
et il s’était progressivement refermé sur lui-même, entretenant en lui une rancœur
et une colère sourde qui menaçaient d’éclater à tout moment.
Le second jour de la saison des foins, Germain demanda à sa femme de
venir conduire la charrette pendant que René Tougas et lui la chargeaient. Il s’agissait
d’un travail bien facile alors que les deux hommes suaient sang et eau sous un
soleil de plomb à lancer de pleines fourchées de foin dans le véhicule. Durant
le déchargement dans le fenil, la jeune femme pouvait
vaquer à ses travaux ménagers dans la maison.
À la fin de cette journée épuisante, Gabrielle,
le menton en avant, se dressa devant son mari, quelques instants après que René
Tougas soit retourné chez lui.
– C’est
décidé, déclara-t-elle sur un ton définitif. On va se débarrasser des vaches le
printemps prochain et on va acheter des poules.
– Pourquoi ça ?
se contenta de demander son mari.
– On aura
plus de foin à faire, déclara sa femme sur un ton péremptoire. C’est fini !
On va remplacer les vaches par des poules. Avec des poules, on va pouvoir vendre
les œufs à Pierreville. En plus, tu pourras acheter deux ou trois autres
cochons.
Si
Gabrielle avait été un peu plus intuitive, elle aurait immédiatement senti qu’elle
venait de dépasser les bornes.
– Assis-toi !
gronda Germain, les dents serrées, en lui montrant une chaise derrière elle.
– Pourquoi ?
– Je t’ai dit
de t’asseoir, répéta-t-il un peu plus fort, en posant sur l’épaule de sa femme
une main si lourde qu’elle fléchit les jambes bien malgré elle. J’ai deux mots
à te dire.
Soudain,
la jeune femme pâlit en réalisant l’intensité de la colère qui déformait les
traits du visage ingrat de son mari.
– Qu’est-ce
que j’ai dit ? demanda-t-elle, déjà moins assurée qu’elle ne l’était quelques
instants plus tôt.
– Là, pour
une fois, tu vas fermer ta gueule et me laisser parler, Gabrielle Paré ! lui
dit son mari sur un ton sans appel.
– Énerve-toi
pas !
– Je m’énerverai
si je veux, répliqua Germain d’une voix menaçante. Écoute-moi ben, toi. Le
maître ici, c’est moi. C’est moi qui décide ce qui va se faire ou pas sur ma
terre. Toi, tu connais rien à la terre et t’as pas un christ de mot à dire. Occupe-toi
de l’ordinaire et de venir donner un coup de main quand je te le demanderai.
– Whow !
intervint la jeune femme, qui tentait de s’opposer sans grande conviction
toutefois. J’ai tout de même…
– Non, la
coupa durement son mari, hors de lui et semblant prêt à la frapper. Si ça te
convient pas, la porte est là. Tu ramasses tes affaires et tu sacres ton camp. Je
t’ai assez vue. Tu peux retourner à l’orphelinat si ça te tente.
– Mais qu’est-ce
que je t’ai fait ? gémit Gabrielle, sur un ton qui cherchait à l’apitoyer.
– Rien, justement.
Tiens ! Pendant que j’y pense, ajouta son mari, comme si l’idée venait
juste de lui venir. Sors toutes tes guenilles de ma chambre et installe-toi
dans une des chambres d’en haut. Je vois pas pourquoi tu viendrais m’encombrer
dans mon lit. T’es même pas une vraie femme !
– Voyons donc !
protesta Gabrielle, effarée devant une telle explosion de fureur.
– Comme ça, t’auras
plus à te forcer pour te coucher tard.
– Ça tombe
bien, se rebiffa soudain la jeune femme. Tu me donnais mal au cœur.
Germain,
blessé au plus profond de lui-même, ne se donna pas la peine de lui répondre. Il
planta là sa femme et sortit de la cuisine d’été pour aller nourrir les
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