Les années folles
Rita, sa voisine immédiate, avait finalement renoncé à
se lier à elle et la femme de Georges Hamel avait probablement prévenu les
Tremblay et les Veilleux, parce qu’aucun d’entre eux n’avait essayé de lui
parler depuis son arrivée dans le rang Sainte-Marie. Comme Germain était d’un
naturel peu liant, elle ne risquait pas de recevoir quelqu’un à sa table. Bref,
ses talents de cuisinière et de ménagère dont elle était si fière n’étaient
destinés qu’à son mari qui semblait avoir cessé de l’aimer. Si encore, elle
avait pu se lier à Florence, la sœur de Germain. Mais c’était comme si cette
dernière vivait à l’autre bout du monde. Elle n’était pas venue une seule fois
à Saint-Jacques-de-la-Rive depuis le mariage de son frère. Elle s’était tout
simplement contentée d’écrire quelques mots de félicitations.
Elle pourrait
peut-être aller voir Agathe Cournoyer avec qui elle s’était si bien entendue
durant les quelques fois où elle était demeurée chez elle, au village. Mais
elle était gênée à l’idée de devoir s’excuser de l’avoir négligée aussi
longtemps après avoir été si proche d’elle. Elle ne se sentait pas la force de
faire face à l’avalanche de reproches que son ancienne protectrice et amie
serait en droit de lui dresser. De plus, elle avait appris chez Hélèna que la
vieille dame avait trouvé une véritable amie en la personne de la nouvelle
servante du curé Lussier.
Un soudain
haut-le-cœur l’obligea à se précipiter vers les toilettes et elle rendit son
déjeuner, un repas qu’elle avait avalé du bout des lèvres. Une autre fois
encore, Gabrielle avait été incapable de garder son déjeuner. Il lui fallait
faire quelque chose, ça ne pouvait plus durer. C’était comme ça depuis une
semaine. Ce n’était pas normal. Elle n’était tout de même pas… Elle n’osa même
pas formuler au complet la crainte qui la taraudait depuis plusieurs jours.
– Il faut que
je lui demande de m’emmener chez le docteur, à Pierreville, gémit-elle d’une
voix misérable.
À la fin de l’avant-midi, le temps voulut
bien devenir son allié. Une averse se mit à tomber, empêchant Germain Fournier
de poursuivre la coupe de son blé. Il rentra tôt à la maison, obligé d’attendre
que sa récolte sèche sur pied avant de poursuivre. De toute évidence, il allait
devoir remettre cette tâche au lendemain.
– Il va
falloir que tu m’emmènes chez le docteur cet après-midi, lui dit-elle en déposant
au centre de la table un plat de bouilli de légumes. Je suis malade.
Son mari prit la louche et se servit sans rien dire. Gabrielle ne se
donna pas la peine de répéter sa demande, persuadée qu’il l’avait bien entendue.
De fait, après le repas, elle le vit se diriger vers l’écurie et atteler le
cheval au boghei, malgré la petite pluie fine qui continuait à tomber. La jeune
femme s’empressa de changer de robe et, sans un mot, monta dans la voiture qui
prit la direction de Pierreville.
Le jeune
cultivateur laissa sa femme devant le bureau du vieux docteur Courchesne et
alla attacher son cheval en face, devant l’hôtel Traversy. Ensuite, il
se dirigea vers le magasin Murray où il fit quelques achats avant de revenir s’asseoir
sur le balcon de l’hôtel, attendant la sortie de sa femme du bureau du médecin.
Gabrielle dut
patienter une bonne demi-heure avant de pouvoir se retrouver en face du vieux
praticien qui ne la connaissait pas. Le docteur Courchesne lui demanda ce qui n’allait
pas.
– J’ai mal au
cœur tout le temps, docteur, dit-elle.
– Tout le
temps ou surtout le matin ?
– Surtout le
matin.
– T’es mariée ?
– Oui.
– T’as des
enfants ?
– Non. Je
suis mariée seulement depuis le mois de juin.
– Depuis
combien de temps t’as eu tes affaires ?
– Un bout de
temps, docteur.
– Bon. Déshabille-toi.
Je vais t’examiner.
Quelques
minutes plus tard, Gabrielle, catastrophée, apprenait qu’elle était bel et bien
enceinte et que si tout se passait bien, elle aurait son enfant au printemps.
– T’as pas l’air
bien contente d’avoir un petit ? lui demanda le docteur Courchesne, sévère.
– Je m’y
attendais pas, lâcha Gabrielle, piteuse.
– T’es mariée
et tu t’attendais pas à tomber enceinte ? Qu’est-ce que ta mère t’a appris ?
lui demanda le vieux médecin sur un ton cassant. On dirait que tu crois encore
que les enfants viennent au
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