Les autels de la peur
d’une monarchie constitutionnelle, provoqué par contrecoup la popularité d’un Marat, la montée d’un Danton au pouvoir, et fait de lui – lui, Pétion, le père du peuple – l’esclave de la Commune.
Le cortège avançait lentement sous les arbres du boulevard. Des cris, des injures, parfois les plus ordurières insultes accompagnées de couplets obscènes, jaillissaient vers le Roi et la Reine. Des bandes de sans-culottes, hommes et femmes, qui se tenaient par la main farandolaient en chantant un air nouveau :
Madam Veto avait promis
De faire égorger tout Paris…
Mais son coup a manqué
Grâce à nos canonniers.
Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !
La chanson, de style très Père Duchesne, avait dû être improvisée par quelque poète de carrefour. Après avoir constaté :
Antoinette avait résolu
De nous fair’ tomber sur le cu.
Mais son coup a manqué…
elle se terminait ainsi :
Son mari, se croyant vainqueur,
Connaissait peu notre valeur.
Va, Louis, gros paour,
Du Temple dans la tour.
Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !
Cependant ces chants, ces clameurs d’une populace grossièrement triomphante, ni même les violentes imprécations de certaines femmes dont les maris étaient tombés sous le feu des Suisses et des royalistes, n’entraînaient pas toute la foule. Beaucoup, parmi les curieux, trahissaient la tristesse et l’inquiétude. Au fond d’eux-mêmes, ils avaient peur.
Comme on longeait l’arc de triomphe de la porte Saint-Denis, Santerre, qui chevauchait son percheron noir, en tête du cortège, amena un envoyé de la Commune portant un billet pour Manuel. Celui-ci le lut puis le tendit à Pétion. Le Conseil général ordonnait de conduire toute la famille royale à la tour. Le maire et le procureur-syndic échangèrent un regard bref et fuyant. Il semblait inimaginable de vouloir enfermer femmes et enfants dans la vieille tour des Templiers où rien n’était prévu pour l’habitation. Tandis que le cortège poursuivait son lent chemin, Pétion se rencoigna sur la banquette en serrant les lèvres. Il n’avait évidemment plus voix au chapitre.
On atteignit enfin l’enclos du Temple dont les hauts murs, flanqués de renforts et de poivrières, enfermaient tout un quartier, son église, ses jardins, ses belles demeures louées à des familles nobles, maintenant émigrées pour la plupart. Au bout de la rue, touchant celle de la Corderie, l’hôtel du Grand Prieur, avec son corps central et ses deux ailes en légère avancée, s’élevait dans une magnifique cour à galerie semi-circulaire soutenue par une rangée de colonnes. Les voitures franchirent le portail dominé par un fronton monumental, et les portes furent refermées. Quelques municipaux attendaient la famille royale. Ils la menèrent dans le salon « des quatre glaces », où Mozart, au temps du prince de Conti, avait tenu le clavecin. Les dix fenêtres de ce salon donnaient sur un jardin à la française, négligé depuis la fuite du comte et de la comtesse d’Artois, au lendemain de la Bastille. Le soleil de sept heures dorait le vieux donjon jaillissant, à distance du palais, sur un côté du jardin, très haut par-dessus les tilleuls aux frondaisons prématurément rousses. Les feuilles, ici aussi, couvraient le sol, parsemaient les pelouses, prêtant à la soirée un air faussement automnal. Le donjon, élancé, étroit, dépassait de peu, avec son toit pointu à quatre faces, les éteignoirs coiffant les quatre tourelles rondes et minces qui le corsetaient. Fantôme gris-or dans la lumière quasiment sirupeuse, il s’assortissait, avec sa vétusté, au négligé du jardin. Mais il faudrait peu de peine pour remettre celui-ci en état, et le petit palais, aux mesures bien plus humaines que celles des Tuileries, promettait un agréable séjour. Le Roi voulut le visiter. En esprit, il répartissait les appartements entre les membres de sa famille, les fidèles amis, les services de sa maison, tandis que les municipaux l’accompagnaient de pièce en pièce. La familiarité de ces petites gens : boutiquiers, artisans, frais issus du suffrage des sections, tout neufs dans leur magistrature, assez fiers d’approcher le Roi, et qui, ne soupçonnant rien de l’étiquette, l’appelaient bonnement Monsieur, sans même songer à se découvrir, ne l’offusquait point,
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