Les autels de la peur
ministre », dit la voix de Camille.
Ils encadraient son lit, tous les deux, et Gabrielle-Antoinette, drapée dans son peignoir, élevait un flambeau qui éclairait l’alcôve. Danton s’ébroua. « Quelle heure est-il ?
— Trois heures du matin.
— Tu es ministre de la Justice, déclarait Fabre. Tu vas me faire secrétaire du sceau.
— Et moi, dit Camille, je serai ton secrétaire particulier. »
Danton, clignant des yeux pour décoller ses paupières, regardait ses deux amis, sa femme.
« Qu’est-ce que vous racontez ? C’est sûr, tout ça ?
— Parbleu ! Camille et moi, nous t’avons fait nommer. J’ai dit à Brissot que les patriotes voulaient te voir au ministère et lui ai demandé si lui et ses amis s’y opposeraient. « Au contraire, m’a-t-il répondu, ce sera le gage de notre réconciliation. » Pendant ce temps, Camille travaillait les couloirs, proposant ton nom. Condorcet t’avait quasiment désigné. Tu as été élu le premier, avec deux cent vingt-deux voix. Il n’y avait que deux cent quatre-vingt-cinq votants. Tu es donc non seulement garde des sceaux mais premier ministre. Sortiras-tu de ce lit ! Il faut aller place Vendôme.
— C’est bon, c’est bon. On y va », dit Danton d’une voix encore pâteuse.
Deux heures plus tard, – ayant pris le temps de faire soigneusement toilette et de déjeuner, – élégant, ou du moins bien mis, dans un frac bleu avec un gilet blanc brodé, il débouchait, entre ses deux acolytes, sur la rive droite, tous trois en triomphateurs, riant et plaisantant. Le jour était pâle et frais, couleur de perle ; les rues, à peu près désertes, hormis les hommes qui achevaient le nettoyage de Saint-Roch où l’on avait, la veille, entreposé les cadavres relevés dans ces parages. Camille, impatient d’arriver au ministère, sautillait, bavardait comme une perruche, en bégayant plus que jamais. Ils passèrent devant l’austère portail des Jacobins, fermé à cette heure, puis de l’autre côté, un peu plus bas, devant les Feuillants, sans accorder la moindre pensée aux illustres vaincus qui dormaient encore là, dans leur dénuement. Les sentinelles montaient la dernière heure de garde à la porte de l’Assemblée. En face, sur la place Vendôme, le soleil illuminait glorieusement le fronton triangulaire qui distinguait parmi les bâtiments uniformes la façade de la grande chancellerie de France. Au milieu de la place, Louis XIV gisait en morceaux sur les degrés de son piédestal. Danton marchait d’un pas allègre en bombant la poitrine. « Brissot et Condorcet, monologuait-il, ne m’ont pas choisi sans dessein. Je les vois venir avec leurs gros sabots. Je suis à leurs yeux un bouclier contre les émeutes. Ils comptent que je saurai calmer le peuple ou que j’attirerai sur moi sa colère. Ils se disent que je m’abandonnerai à la violence de ma nature, alors je serai vite broyé entre la Commune et l’Assemblée. Mais connaissent-ils bien Danton ? Ils pourraient éprouver quelque surprise. »
Comme on arrivait à la chancellerie, il se mit à jouer son personnage. Les huissiers, qui ne s’étaient pas couchés, se précipitaient pour accueillir le ministre envoyé par l’émeute. Ils s’attendaient à voir un sauvage. Ils le virent, en effet : un sauvage fort aristocratiquement vêtu, mais énorme, le visage féroce, qui entra comme un boulet de canon et, sans regarder personne, sans rien demander, traversa en trombe le rez-de-chaussée, se lança dans l’escalier en invitant d’une voix tonnante Desmoulins et Fabre à le suivre. Il fit claquer derrière lui les portes, au premier étage ; puis, une fois seul avec ses deux comparses dans le somptueux cabinet blanc et or que le dernier garde des sceaux de la monarchie avait abandonné, la veille, pour la prison d’Orléans, il se laissa tomber dans un fauteuil en éclatant de rire. Le comédien Fabre, enchanté par cette farce, se claquait les cuisses. « Nous voi… voilà donc dans le palais des Maupeou et des Lamoignon ! s’écriait Camille, gonflé de joie. La France va être heureuse et flo… florissante ! » Quant à lui et au famélique Fabre, ils avaient désormais vingt-quatre mille livres de traitement à se partager.
XV
Le soleil, atteignant le lit où reposait Marie-Antoinette, la réveilla. Pendant les dernières heures, elle avait dormi d’un lourd sommeil. Elle vit avec stupeur cette chambre nue, au plafond bas, cette
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