Les autels de la peur
au contraire. Simple lui-même, il se trouvait naturellement en accord avec les plus simples.
On le ramena au salon pour souper. Pétion était parti avec brusquerie. Manuel, pendant le repas, qui fut long et silencieux sous le regard de la Reine, se tint debout à côté de la chaise royale. Le procureur baissait les yeux. La besogne que la Commune le mettait dans l’obligation d’accomplir lui pesait. Finalement, il prit un faux-fuyant. À la nuit close, il informa le Roi que, rien n’étant disposé ici pour le logement, tout le monde coucherait à la tour. On avait allumé des lampions pour éclairer le jardin où allaient et venaient les canonniers sans-culottes. Avec des flambeaux, la famille royale, M me de Lamballe, M me de Tourzel, sa fille Pauline, venue la rejoindre l’avant-veille, furent conduites au vieux donjon. Tout y était à l’abandon et sinistre. En gravissant l’étroit escalier de pierre aux marches usées, le Roi soufflait lourdement. On avait préparé pour lui, au dernier étage, dans une des tourelles, une installation sommaire, mais rien n’était prévu pour d’autres hôtes. On apporta des matelas à l’étage au-dessous. Tandis que les gardes les coltinaient et les disposaient à même les dalles, avec quelques chaises, une goutte de sueur coulait lentement derrière l’oreille de Manuel. Il s’imposa cependant de rester jusqu’à la fin. Quand il dut conduire Madame Élisabeth, la dernière, à la vieille cuisine qui allait lui servir de chambre, avec, pour toilette, une pierre d’évier, il ne put dissimuler sa honte. Il salua très bas la princesse, plus misérable que la plus misérable femme du peuple, et s’enfuit comme s’était enfui Pétion.
Ce qu’ils avaient fait ou aidé à faire, avec bien d’autres, les effrayait. Et ils ne connaissaient pas seuls ce malaise. Au conseil général, Jean Dubon, si républicain qu’il fût, s’était opposé à ces rigueurs envers la famille du Roi. Certes, il fallait le garder étroitement, lui, car il servait à présent d’otage contre l’Autriche et la Prusse. Si on le laissait enlever par les aristocrates, tous les patriotes périraient. Qu’on l’enfermât au Temple, très bien, mais on ne devait pas donner à une mesure nécessaire des allures de vengeance, de cruauté, qui déshonoreraient la nation. Dubon avait refusé de signer le billet envoyé à Manuel. Huguenin l’avait signé à sa place. Claude croyait savoir pourquoi. Ce n’était point par cruauté. Sans doute existait-il, chez certains, une intention de vengeance, et chez les orléanistes un dessein, depuis longtemps médité, d’avilir toute la branche des Bourbons, de dégrader jusqu’au petit prince. Cependant les alliés plus ou moins furtifs de l’orléanisme : ceux que signalait Dubon, ne se faisaient pas, du moins volontairement, les complices de cette entreprise. Non, assurément. En vérité, ils agissaient sous l’aiguillon de la crainte. La Commune, les sections, tous les patriotes, avaient plus que jamais peur du Roi, de la Reine, des royalistes, de la contre-révolution cachée, terrée, dans Paris, mais vivante et certainement très forte encore. Le soupçon, la crainte régnaient souterrainement partout. N’était-ce point par peur que sa section à lui, Claude, hier encore feuillantine, avait ouvert les bras aux Jacobins du voisinage, s’empressant de déléguer le plus notoire d’entre eux pour répondre d’elle à la Commune – avec l’idée bien évidente de le faire arrêter le premier aussi, pour peu que la situation se retournât ?
Tout Paris sentait la peur. Ce 10 août avait porté un coup à la ville frivole. L’existence brillante s’était éteinte soudain au vent des balles. Les têtes de Suleau et autres, promenées à bout de piques, avaient fait comprendre aux gazetiers ce que l’on risquait à mener la guerre d’épigrammes, et les assassinats de gens trop élégamment vêtus provoqué un foisonnement de pantalons et de carmagnoles. Plus de journaux royalistes ; dans les rues et les promenades, plus de soies, plus de rubans, rien que des cocardes de laine. Les aristocrates se déguisaient en sans-culottes. Seuls les patriotes illustres osaient encore, comme Robespierre, être bien mis. Il fallait surveiller son langage, pour remplacer « monsieur » par « citoyen ». Au vrai, le décret de la Législative ne prévalait guère contre le vieil usage.
Laissant la charge du Parquet au
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