Les autels de la peur
d’un instant, Claude comprit. C’était le front, large, oui, mais bas, le haut de la tête comme aplati. Le défaut de proportion nuisait à l’harmonie de l’ensemble et produisait cette gêne en donnant l’impression d’un chef-d’œuvre manqué pour un détail. Impression que d’ailleurs un peu d’habitude devait effacer et l’on ne voyait plus alors que cette beauté d’archange fier et triste.
Le doux Couthon s’avançait dans son fauteuil dont il tournait les engrenages de bois. Les eaux de Saint-Amand ne lui procuraient aucune amélioration, son mal s’aggravait. Alors que l’année dernière, au début de la Législative, il arrivait encore à marcher un peu en s’appuyant sur des cannes, maintenant il ne pouvait plus se mouvoir. Claude, qui le croyait plus ou moins infirme de naissance, avait appris chez Buzot, avec émotion, que le malheureux était une victime ou plutôt un héros de l’amour : pour ne point compromettre une jeune fille, devenue depuis sa femme mais dont on lui refusait alors la main, et qu’il voyait en cachette, il avait dû passer toute une nuit sous la pluie dans un marécage, d’où sa paralysie. Couthon, indigné par les massacres, les désapprouvait hautement, comme ses amis Buzot, Brissot, Roland, et pourtant il s’éloignait d’eux. « Si cette assemblée était juste, dit-il, c’est vous, Robespierre, qu’elle aurait nommé président. Pétion est un incapable. »
De toute évidence, la Convention nationale serait, dans sa grande majorité, modérée, anti-parisienne en quelque sorte. Claude, ignorant que l’assemblée électorale de Paris avait enjoint à ses députés, dans leur mandat, d’abolir la royauté et d’établir une forme de gouvernement républicain, ne voyait vraiment pas par quel miracle un corps si peu démocrate réaliserait la prédiction de l’homme aux lunettes. Pour une fois, ce brave Guillaume Dulimbert s’était bien trompé.
Le lendemain matin, vendredi, la Législative étant allée chercher la Convention aux Tuileries pour l’installer au Manège, le président en exercice, François de Neuchâteau, dit, en saluant les nouveaux élus : « Vous avez des pouvoirs illimités pour établir un gouvernement populaire et libre. » Pétion répondit plus confusément que la Convention tenait dans ses mains la destinée d’un grand peuple, du monde entier et des races futures. « Elle va travailler, assura-t-il, pour le genre humain. » En vérité, les mandats étaient incertains, discordants, et laissaient loin dans le vague un but dont seul un petit nombre de députés portaient en eux le désir précis, tout en ne discernant guère les moyens d’y atteindre. Il semblait un peu à Claude être retourné en 89, à l’ouverture des États généraux sur lesquels planaient de pareilles intentions inexprimées et d’identiques incertitudes.
Pour l’instant, on nageait en pleine rhétorique, on faisait des phrases, on définissait la Convention : une réunion de philosophes occupés à préparer le bonheur du monde. Claude écoutait distraitement. Il regardait le long vaisseau aux draperies vertes, où il avait repris sa place auprès de Robespierre, et où lui revenaient tant de souvenirs. Il était un peu désorienté, car, siégeant à l’extrême gauche, dans les rangs de la Montagne, il se trouvait, par le changement de la tribune et de l’estrade présidentielle, à l’ancienne droite, là où il voyait autrefois les royalistes noirs. Partout sur les banquettes dont le vert passait, demeuraient ce matin des vides : plus d’une centaine de députés manquaient encore. En revanche, les loges, les tribunes, les deux galeries à balustres, aux extrémités, étaient combles. Le Manège, quasiment abandonné depuis quelque temps au profit de l’assemblée de l’Hôtel de ville, retrouvait sa nombreuse assistance, toujours en majorité féminine. Lise était là, avec sa belle-sœur et Lucile Desmoulins.
Brusquement, Claude tendit l’oreille : Manuel, à la tribune, demandait pour le président, qu’il appelait président de la France, des honneurs souverains, un logement aux Tuileries, une garde. Cela revenait à préjuger la République, le président de la Convention prenant en quelque sorte la succession du Roi. La motion fut écartée. « À quoi bon cette représentation ? dit le jeune Tallien vêtu d’une carmagnole. Votre président est un simple citoyen. Si on veut lui parler, on ira le
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