Les autels de la peur
fit à ses amis cette réflexion : « Cela paraît incroyable : depuis 89, les ennemis du jour ne cessent d’être les alliés de la veille. La Révolution est-elle donc destinée à se déchirer entre une gauche et une droite sortant perpétuellement de cette gauche ?
— La Révolution ne se déchire pas dans cette lutte, répondit Legendre, elle s’y renforce. Par secousses, la gauche se purge de ses éléments impurs, et, à chaque coup, la démocratie se développe. Avons-nous changé, nous ? Je ne pense pas que Robespierre ou toi Danton, toi Camille, toi Dubon, passiez jamais de l’autre côté. Eh bien, nous avons abattu successivement les royalistes, les monarchistes. Nous triompherons des républicains qui prétendent mettre la main sur la République. Après avoir vaincu Barnave et La Fayette, nous vaincrons Brissot et Roland.
— Les choses ne sont pas si simples, je le crains, dit Dubon. Les vrais philosophes se satisfont du pouvoir législatif, mais le pouvoir exécutif paraît exercer une séduction dangereuse. Peut-on dire qui d’entre nous sera suffisamment sage pour n’y point succomber ? Je vois chez bien des individus une redoutable propension à se croire chacun désigné pour faire seul le bonheur général. » Danton grogna sans répondre, il se sentait plus ou moins visé par ces mots. Il savait que Dubon se défiait toujours un peu de lui et qu’il ne croyait pas à son républicanisme.
À la fin de la séance, Legendre avait lu aux Jacobins une lettre dont le signataire annonçait textuellement : « On s’attend que Robespierre, Danton, Marat vont être décrétés d’accusation. » Les amis de Brissot avaient eu beau protester en haussant les épaules, la Gironde s’apprêtait certainement à reprendre contre la députation de Paris l’offensive manquée au début du mois. L’occasion en serait, sans aucun doute, le rapport que Roland avait été chargé de faire sur l’état de la capitale. On allait donc une fois encore revenir sur les excès de la ci-devant Commune et se jeter à la tête les visées dictatoriales !
Claude, le 28, prit la parole pour une objurgation sévère. « Je vous rappelle de la façon la plus pressante, dit-il à la Convention, que nous sommes ici par la volonté de nos commettants afin d’organiser un nouveau régime. Vous avez choisi la République. L’enthousiasme de Paris, des départements, de toutes les municipalités, des sociétés populaires, des armées, montre que vous avez rempli le vœu unanime. Mais, et Buzot l’a bien justement dit dès l’abord, un décret ne suffit pas à fonder la République, il importe avec la plus extrême urgence de la réaliser par des institutions. Chaque jour que vous perdez en disputes est un jour gagné par les ennemis de la liberté et de la France, un jour où sur nos frontières des hommes meurent pour rien, un jour où vous manquez gravement à votre devoir. Battons-nous si vous le voulez, mais sur ces institutions, pour qu’elles atteignent à la plus haute perfection possible. Quant aux querelles de personnes, de factions, aux stériles retours où vous vous épuisez, je vous avertis solennellement que si vous ne rompez pas avec cette marche, la République périra entre vos mains, par vos mains, avant d’avoir existé. Et vous serez maudits par la nation dont vous aurez trompé le vœu, ruiné les espoirs, trahi les soldats, reforgé les fers. »
Jamais encore, écoutant une ovation qui saluait ses paroles, Claude n’avait eu autant le sentiment d’un succès inutile. Il avait parlé par devoir, avec toute la force de sa conviction, mais pour rien, il n’en doutait pas. À Vergniaud qui le félicitait, il répondit : « Cher Vergniaud ! ce n’est pas de compliments que j’ai besoin, mais d’actions conformes à ce que je demande. Pouvez-vous les obtenir de vos amis ? Ils ne m’ont pas entendu, ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas entendre. C’est à croire qu’il y a une fatalité. Je l’appliquais autrefois à Louis XVI : Quem vult perdere… Maintenant, c’est eux que la Fortune rend fous. Mais ils nous perdront tous. »
Quand il regagna sa place, le jeune Saint-Just lui dit avec sentiment : « Citoyen, vous êtes la conscience de cette assemblée.
— Hélas ! comme Cassandre était la conscience des Troyens », répliqua Claude.
Après lui, son compatriote Bordas, plusieurs députés de la Plaine, puis Couthon, qui gardait lui aussi des liens
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