Les autels de la peur
Voilà le fond de mes pensées : sans être convaincu que le Roi ne mérite aucun reproche, je trouve juste, je crois utile, de le tirer de la situation où il est. Je ferai avec prudence et hardiesse tout ce que je pourrai. Je m’exposerai si je vois une chance de succès. Mais si je perds toute espérance, ne voulant pas faire tomber ma tête avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront. » Et, comme Lameth lui demandait avec reproche : « Pourquoi ajoutez-vous ces derniers mots, mon ami ?
— Pour être sincère », répondit-il rudement. Dans une bouffée d’orgueil, il poursuivit : « Tout cela aura son terme. J’accrocherai le char de la Révolution.
— Non, Danton. On vous y accrochera si vous ne vous hâtez d’agir.
— Allons donc ! Ne savez-vous pas qu’il faut passer par la sale démocratie pour arriver à la liberté ? »
Quelques jours plus tard, Lameth était revenu cour du Commerce. Danton, entre-temps, avait mis au fait deux hommes de confiance : Delacroix et le grand vicaire Chabot. Ils estimaient la chose possible et envisageaient plusieurs moyens, mais il fallait beaucoup d’argent : deux millions au moins. Lameth avait acquiescé. Les fonds seraient en dépôt chez le chevalier Ocariz, ambassadeur d’Espagne.
Voilà pourquoi Danton tenait encore moins que ne s’en doutait Claude à lier partie avec Robespierre, il voulait se ménager l’appui des modérés. Ce fut la Gironde qui le rejeta vers les hauteurs de la Montagne. Déjà les départements du Midi, à la voix de Rebecqui, de Barbaroux, d’Isnard, devançaient la loi de la garde de la Convention, toujours en projet, comme ils avaient, en juin, devancé le décret du camp sous Paris. Chaque jour, arrivaient de nouveaux fédérés de Marseille qui réunissaient les trois bêtes noires de la Gironde en les vouant à un supplice commun. On coupera, chantaient-ils en se répandant par les rues :
La tête de Marat, Robespierre et Danton,
Et de ceux qui les défendront, ô gué !
De tous ceux qui les défendront.
Là-dessus, comme la Convention recevait à la barre une députation du Conseil général de la Commune, venue pour le justifier, l’orateur fut interrompu par les rumeurs de la droite. À bout de modération, Danton ne put se retenir. « Au tribunal, s’écria-t-il, on n’interrompt pas même un criminel, et ici on a l’audace…» Une tempête lui coupa la parole. La Gironde hurlait, le populaire applaudissait. « À l’ordre ! » clamait les Brissotins. Guadet, qui présidait, se leva : « Danton, je vous rappelle à l’ordre pour vous être servi d’une expression très déplacée. » Il achevait à peine que des cris jaillirent, touchant Danton au plus vif : « Les comptes ! les comptes ! » Il se ramassa comme un fauve, rugit, mais sa voix fut étouffée par un tumulte assourdissant.
« Tu vois bien, lui dit Claude, on ne peut rien espérer de ce côté. Ces gens sont encore plus aveugles que ne l’étaient les Feuillants. On ne fera rien avec eux. »
Il n’y avait pas séance, ce soir-là, aux Jacobins. Le lendemain, Danton revint présider, le surlendemain aussi. De nombreux orateurs accusèrent les amis de Brissot. « Vous agissez contre la liberté, vous voulez vous assurer la domination », leur lança Bazire. Robespierre jeune dénonça leurs intentions criminelles. Non seulement ils appelaient, de la façon la plus illégale, les fédérés du Midi, mais encore le gouvernement concentrait des troupes. Bentabole assura que, la veille, six cents dragons, passant sur le boulevard, le sabre à la main, avaient menacé les curieux en criant : « Point de procès au Roi ! La tête de Robespierre ! » Claude confirma la chose. Lise, allant avec la bonne Margot à la chaussée d’Antin pour les besoins du ménage, avait assisté à ce défilé. Danton disait vrai quand il parlait d’une atmosphère de guerre civile ; des deux côtés, on se provoquait avec rage. Tallien racontant que les sicaires de la Gironde formaient des rassemblements tumultueux sur les Champs-Élysées et la place de la Révolution, au cri de « Vive Roland ! », Pétion, Lasource, Louvet ripostèrent en évoquant les agitations « des sectionnaires à quarante sous », payés par la Commune, des « tape-dur » de Maillard, les menaces de mort adressées aux députés de la droite.
En rentrant, dans la nuit bruineuse qui mettait des halos autour des réverbères, Claude
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