Les autels de la peur
s’alignaient comme des javelles bleue, blanches, rouges de sang : premiers rangs de compagnies fauchés par la mitraille. Devant, on voyait des cadavres dispersés, puis des accumulations d’hommes qui s’étaient entr’égorgés, au corps à corps. Là, les bonnets des grenadiers hongrois, les uniformes blancs, gris ou bleu pastel des Autrichiens, se mêlaient en grand nombre aux habits français. Il y avait des débris de caissons, des canons détruits, des jonchées de chevaux et de cavaliers en manteaux blancs, qui avaient dû s’abattre sous des feux de front. Des entassements de chasseurs tyroliens jalonnaient, au flanc de la colline, les percées que les colonnes assaillantes s’étaient ouvertes à la baïonnette, en semant, elles aussi, derrière elles des centaines de morts. Toute une bataille semblait s’être livrée là, entre la route de Maubeuge et celle de Cuesmes, au revers du saillant de Berthaimont. Et elle se poursuivait là-haut, mais on n’en pouvait rien voir. Dans la canonnade qui s’espaçait, on entendait, proches, la fusillade et les petites pièces de l’infanterie.
Ordre arriva aux volontaires de prolonger le front de la division. Ils se mirent à gravir la pente, débouchant entre des redoutes de gabions bouleversées, avec des artilleurs hongrois cloués sur leurs pièces. Au milieu des voitures d’approvisionnement qui suivaient la progression des troupes, il y avait plus horrible encore que le spectacle des tués : les rassemblements de blessés parmi lesquels s’affairaient les chirurgiens et leurs aides. Une image de l’Enfer. Des cris de damnés, des plaintes. Des membres rompus par les boulets, que l’on achevait de couper et que l’on jetait en tas. Et, plus forte ici, plus condensée, l’odeur du sang, une écœurante haleine de boucherie.
Enfin, on dépassa le revers du plateau. On put apercevoir alors une partie de l’action. Droit devant, dans une étendue découverte, des régiments de hussards, de dragons, de cuirassiers achevaient de tailler en pièces des hussards bleu ciel et des dragons blancs qui tournoyaient en désordre. Une demi-lieue à gauche, sur une espèce de colline, des masses d’infanterie française – le corps d’armée Beurnonville, évidemment – donnaient à Cuesmes un assaut qui semblait victorieux, car les colonnes, repérables à leurs drapeaux, avançaient avec régularité, et l’artillerie s’était tue. On entendait seuls crépiter les fusils. Des bancs de fumée légère s’étiraient. Parmi les inégalités de terrain dissimulant les arrières ennemis, il paraissait y avoir par endroits des mouvements, difficilement appréciables d’ici. Pourtant, Bernard n’en douta plus bientôt, les Autrichiens battaient en retraite vers Mons dont on distinguait, à une autre demi-lieue sur la droite, dans une cuvette, les remparts, les toits, les clochers. C’était manifeste. On ne pouvait voir les troupes, mais leur recul se trahissait aux grosses bouffées blanches des volées de canon qu’elles tiraient pour protéger leur retraite et qui montaient au-dessus des ressauts du sol, des bouquets d’arbres. Ces bouffées se rapprochaient peu à peu de la ville forte. On tenait donc la victoire !
Bernard s’attendait à ce que le général d’Harville lançât les hussards et, derrière eux, toute la division pour prendre à revers les Autrichiens, leur couper la route de Mons et les disperser. Mais non, le stupide Harville ne comprenait rien. Il ne bougeait pas. Il ne remua pas davantage quand deux estafettes furent arrivées successivement par la route de Cuesmes. Il fallut que Beurnonville envoyât son adjudant-général en personne. Il arriva au galop, pour pousser la réserve en avant.
Trop tard, hélas ! On atteignit la chaussée au bout d’une demi-heure, quand le gros des Autrichiens était déjà dans Mons. Bernard enrageait. On tirailla contre l’arrière-garde. Les hussards avaient déjà sabré quelques escadrons de dragons impériaux ; ils les jetèrent dans l’Haine. On captura des Tyroliens et des Hongrois rescapés de Cuesmes ou de Jemmapes : quatre à cinq cents hommes environ. Il était deux heures lorsque s’éteignirent les derniers coups de feu. Les cris et les chants de victoire retentissaient partout, sans calmer la colère de Bernard. La victoire, oui, sans doute ; on avait gagné une grande bataille, mais cette fois encore on n’écrasait pas l’adversaire. Comme les Prussiens à Valmy,
Weitere Kostenlose Bücher