Les autels de la peur
dont les armes luisaient encore, aussi loin que portait la vue vers la gauche. Et, à la suite, l’armée entière devait se déployer de même jusqu’au-delà de Quaregnon, étendant sur plus de deux lieues son front de bataille en une ligne légèrement incurvée. Il fallait des réserves pour la soutenir, cette immense ligne. Bernard et Jourdan ne furent donc pas surpris d’être renvoyés en arrière avec l’ensemble de la division Harville. Abandonnant la chaussée de Maubeuge, on prit une route secondaire qui s’embranchait à petite distance du pont détruit, et on redescendit dans la vallée presque obscure. Au bout d’un quart d’heure, on retrouva le mince affluent du ruisseau. On le suivit encore un moment, puis on le franchit, et enfin, à la nuit close, on fit halte. Aussitôt circula l’ordre de ne point dresser les tentes. On allumerait les feux, mais la division, comme toutes les troupes, allait bivouaquer sous les armes, prête à la défensive.
Ce fut une longue nuit. Les hommes dormirent en compagnies, roulés dans leur couverture, la tête sur le sac, au pied des faisceaux. Les gardes entretenaient les foyers où ils se chauffaient, car l’humidité accrue par le voisinage de l’eau était pénétrante. Au loin, à plus de huit cents toises en avant, on voyait scintiller ceux du corps d’armée, et, au-dessus, plus loin encore, ceux de l’ennemi : un pointillé minuscule que l’on aurait pu confondre avec des étoiles si le ciel n’eût été absolument noir. Parfois des lumières plus proches semblaient courir comme des feux follets. C’étaient les falots d’une escorte accompagnant un aide de camp ou bien un général qui regagnait son bivouac. La brume s’éleva du ruisseau et masqua toute chose au-delà. Après avoir veillé jusqu’à minuit, Bernard, dans sa couverture et sur un peu de paille, dormait à son tour d’un sommeil entrecoupé où il finit par s’ensevelir.
Malinvaud l’éveilla. Le jour commençait de poindre. La brume, légère, diffusait la première clarté. Le campement s’animait déjà. L’odeur du café, s’échappant les marmites, luttait avec celle de l’humus et des arbres trempés par la rosée. Le bataillon se mit sur pied. Les voitures de pain arrivaient. Pour réchauffer la troupe, les munitionnaires ajoutèrent à la distribution une ration d’eau-de-vie. L’estomac plein, les hommes s’occupèrent de rectifier leur tenue, frotter leurs armes, refaire le sac. Les tambours les appelèrent au rassemblement par compagnies. Les feux s’éteignaient, mêlant leurs fumées aux lambeaux de la brume qui s’en allaient sous un ciel blême. À gauche, le bataillon belge, à droite le 2 e de la Haute-Vienne étaient eux aussi sous les armes. Le général Harville, suivi par les généraux de brigade, inspectait rapidement les troupes. Il était un peu plus de sept heures et, bien que le jour ne fût guère clair encore, le canon tonnait de nouveau vers Quaregnon. « La grande bataille contre les Autrichiens est commencée, proclama Harville. Mes amis, ce jour est décisif. C’est celui de vaincre ou de mourir. Chacun de vous saura faire son devoir. » Les volontaires répondirent par le cri de : « Vive la nation ! » Le général n’ajouta rien. Bernard jugea cette éloquence vraiment trop concise. Quelques renseignements eussent été nécessaires, à tous égards.
Là-dessus, les généraux formèrent un corps ce bataille avec les régiments et les batteries. Ils établirent ces forces en deux masses de part et d’autre de la petite route, la cavalerie à chaque aile. Les volontaires furent également répartis en deux groupes que l’on envoya s’échelonner sur les arrières, par bataillons ; les uns vers la chaussée de Maubeuge, les autres entre le ruisseau et la colline de Frameries. Il n’y avait rien à critiquer dans cette disposition. Si les Autrichiens descendaient de Berthaimont pour contre-attaquer en tournant l’aile droite de l’armée française, ils rencontreraient ici des forces parfaitement placées pour les accueillir. Si, au contraire, Beurnonville appelait la division en renfort, elle était toute prête pour marcher de front, avec ses ailes et ses arrières garantis. On ne pouvait même pas reprocher aux généraux d’employer les volontaires comme accessoire, en dernière ligne. Cela correspondait à leur condition : ils s’étaient enrôlés à titre d’auxiliaires, pour monter la garde, non pour
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