Les autels de la peur
Beaucoup de citoyens en armes n’avaient répondu qu’à contrecœur à l’appel de leur section. Dans son plus grand nombre, la population ne voulait point cette mort et espérait que Louis XVI n’irait pas jusqu’à l’échafaud.
Lui-même gardait malgré tout au fond de l’âme cette ultime et confuse espérance. Ni lui ni l’abbé Edgeworth n’ignoraient la formidable conjuration nouée dans l’Ouest par le marquis de la Rouerie, en accord avec les princes émigrés, et dans laquelle le jeune Charles d’Autichamp – qui, le 10 août, en tuant un fédéré sur la place de l’Hôtel de ville, avait réussi à se sauver par le toit d’une maison – tenait un grand rôle. Mais il se rongeait les poings, en Bretagne, car il était, comme les autres conjurés, frappé d’impuissance en la personne même de leur chef, agonisant au château de la Guyonneraie. Cependant il existait une autre conspiration, dans Paris. L’abbé le savait, il en avait été averti la veille. En ce moment même, au coin de la rue de la Lune et du boulevard Bonne-Nouvelle, vers lequel s’avançait la voiture, des royalistes résolus à tout attendaient : trois hommes apparemment identiques aux gardes nationaux rangés par milliers tout au long du boulevard, dans l’air froid et brumeux que colorait par endroits un pâle rayon. Le premier, le promoteur, Claude l’avait connu député aux États généraux et à la Constituante où il s’occupait avec Louis Naurissane des questions de finances. C’était le baron de Batz. À distance, de part et d’autre, se tenaient ses deux lieutenants : Devaux et La Guiche. Tous les trois, ils avaient recruté plus de cinq cents jeunes gens de toute condition, qui devaient, sous leur costume de gardes réguliers ou de sectionnaires, se réunir ici. On se jetterait sur la voiture pour la faire tourner, l’engager dans l’étroite rue de la Lune dont une poignée de combattants pouvait aisément défendre l’entrée contre une armée entière. Il suffirait de tenir un moment : le temps de faire descendre le Roi, de l’entraîner vivement par des cours communicantes vers un autre véhicule. Avant que le lourd Santerre ait eu l’idée et le moyen de cerner le quartier, Louis XVI serait loin d’ici, dans une cachette absolument sûre où Dumouriez, venu clandestinement de Belgique, se dissimulait lui-même, prêt à faire marcher ses troupes sur Paris.
Scrutant les visages des patriotes, Batz reconnaissait çà et là quelques-uns de ses affidés. Mais leur masse, où était-elle ? Il s’inquiétait. Les battements funèbres des tambours se rapprochaient. Il questionnait des yeux Devaux : son secrétaire. Lui non plus ne comprenait pas. Aucun d’eux ne pouvait se douter que la plupart de leurs compagnons étaient gardés à vue depuis deux heures du matin. Un traître en avait fourni la liste au Comité de Sûreté générale. Sans trop prêter foi à cette dénonciation, les douze Brissotins du Comité avaient jugé prudent néanmoins d’expédier à chacune des adresses deux gendarmes pour consigner au logis les suspects, jusqu’après l’exécution. Seuls, ceux qui n’avaient pas couché chez eux se trouvaient au rendez-vous.
Les troupes arrivaient maintenant. Elles défilèrent : tambours, grenadiers, dragons, artillerie. Quand la voiture fut là, au milieu d’un buisson de baïonnettes, le baron ne renonça point. Le sabre brandi, il fonça en criant : « À nous ceux qui veulent sauver le Roi ! À nous mes amis ! » Sept ou huit hommes se jetèrent avec lui sur la double haie de fusiliers au casque de cuir, qui les séparait du coupé. Ils n’atteignirent même pas cette muraille, un peloton de dragons les balaya. Ils s’égaillèrent. Deux furent abattus dans la rue de Cléry. Les autres, dont Batz, s’échappèrent et disparurent. Dans la voiture aux glaces embuées, où les deux officiers de gendarmes devaient tuer le ci-devant roi si une tentative d’enlèvement menaçait de réussir, on n’avait même pas remarqué cette bousculade. Les chevaux n’avaient pas ralenti. Louis, le bréviaire de son confesseur entre les mains, lisait les psaumes. On voyait ses lèvres remuer. Il s’absorbait, il se remettait à Dieu, au miracle s’il devait se produire.
La tête du cortège atteignit la rue ci-devant Royale. Sur la place de la Révolution, les troupes de ligne retenues à Paris par le ministre Pache délimitaient un vaste quadrilatère vide, et
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