Les autels de la peur
derrière elles se pressaient deux ou trois mille sans-culottes garantis qui avaient obtenu la faveur d’assister à l’exécution. Quelques autres, plus fortunés encore, car ils voyaient mieux quoique d’un peu plus loin, bordaient la terrasse des Tuileries, au-dessus du fossé. Grâce à Françoise Miallon, l’accorte cordonnière toujours amie de Maillard, Nicolas Vinchon était là, au premier rang, assis à côté d’elle sur la murette, les pieds pendants. Il ne faisait pas chaud, mais le petit mercier ne sentait point le froid, sous une redingote et le gros cache-nez dont son épouse l’avait muni. Seule sa main s’engourdissait sur le manche de la pique. Car il portait par contenance ses armes et son bonnet rouge de sectionnaire. Le baudrier d’un sabre dont il eût été bien en peine de se servir s’emmêlait avec le cache-nez. Non, Nicolas ne sentait pas le froid. Pourtant la chair de poule hérissait toute sa peau. Il était venu – il avait voulu venir – malgré lui, poussé par cette espèce de fascination qui l’avait conduit, en dépit de l’horreur et de la terreur, à l’Abbaye, aux Carmes, et qui le poussait maintenant à voir décapiter un roi dont la mort lui fendait le cœur.
Les arbres nus des Champs-Élysées, du Cours, mettant comme un frottis de fusain sous le large ciel blafard, fermaient le fond de la scène. À gauche, par-delà le fleuve couleur de fer-blanc, la pompe à feu qui distribuait l’eau dans Paris érigeait au lointain embrumé sa colonne pyramidale, pareille à la tour d’un phare. Les abords du palais Bourbon, le dos-d’âne du pont LouisXVI, devenu pont de la Révolution, fourmillaient de casques, de talpacks de hussards, de canons, de régiments de ligne au vieil uniforme blanc, de volontaires bleus avec les revers rouges : toute la réserve du camp sous Paris. De l’autre côté, à droite, près de Nicolas, deux autres masses militaires encadraient le débouché de la rue Royale et bordaient les palais de Gabriel. Sous la colonnade du premier – le Garde-Meuble, désormais occupé entièrement par la Marine – se tenaient les commissaires de la Commune, du Département, les délégués du Conseil exécutif. Enfin, entre le second palais et le socle sur lequel des grappes humaines remplaçaient la statue de Louis XV, un épais ruban de cavaliers en manteau bleu, de fantassins au chapeau à plumes de coq, cernait le carré dramatiquement nu où se dressait l’échafaud. Par moments, une touche de soleil perçant entre deux nuages faisait luire le couperet entre les deux bras rouges de la guillotine. Un valet remplissait de sciure le sac en cuir. Sanson vérifiait hâtivement la machine. Il ne s’en était pas soucié plus tôt, convaincu lui-même qu’elle ne servirait point, car les royalistes ne manqueraient pas d’enlever Louis XVI. À présent, le bruit d’une tentative avortée sur le boulevard avait couru jusqu’ici. On suivait à l’oreille les tambours, sans cesse plus proches. Ils débouchèrent. Toute une masse. Plus de cinq rangs de dix. Obéissant à la canne de leur major, ils cessèrent de battre et se resserrèrent pour pénétrer dans le carré autour duquel ils s’alignèrent. On n’entendait plus que le roulement des canons, les pas des hommes, les fers des chevaux. Cela aussi se tut tandis que le coupé vert avançait seul vers la guillotine. Il était dix heures et quinze minutes. Il s’arrêta. Ce fut le silence absolu, planant sur des milliers d’hommes.
Nicolas vit Sanson et ses deux frères ouvrir la portière. Un gendarme mit pied à terre. Louis ne sortait pas. Clignant de ses yeux myopes, découvrant l’échafaud, la muraille d’uniformes qui l’environnait, il avait eu un haut-le-corps. L’ultime espérance s’éteignait. « Je suis perdu ! » souffla-t-il. Il murmura une courte prière, puis descendit avec dignité : silhouette amaigrie, dans son habit brun, sous son chapeau rond. De loin, il sembla parler aux Sanson et aux officiers réunis devant l’escalier de l’échafaud. Françoise Miallon avait désigné parmi eux, tout à l’heure, le ci-devant comte de Beaufranchet d’Ayat, major-général du camp de Paris. Avec Santerre, il accompagnait le roi lors de sa première comparution à la barre. Il devait commander maintenant. Santerre, général de la garde nationale, se tenait un peu plus loin, devant ses propres troupes, sur son percheron noir. De quoi Beaufranchet discutait-il donc avec
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