Les autels de la peur
Limoges était sous la neige lorsque, à la nuit tombante, il descendit dans cette petite cour triangulaire de la Poste aux chevaux où il poussait autrefois son charreton. Il ne traversa pas sans émotion la place Dauphine. Les restes de glace qui pendaient en chandelles sur la fontaine cachaient des meurtrissures on avait arraché les dauphins et la plaque de la dédicace royale. C’était ici, à présent, la place de la Liberté dont l’arbre symbolique se dressait dans l’ombre, poudré à frimas. Des fenêtres brillaient. L’auberge du Grand Cygne projetait la lumière de son vitrage sur la neige boueuse. Bernard se dirigea vers l’ancienne demeure de Claude et Lise pour faire viser son congé au corps de garde. Le factionnaire emmitouflé, distinguant le plumet, les épaulettes à grosses torsades argentées, les revers galonnés d’argent, se raidit au garde-à-vous, porta son arme. Comme il allait la présenter, il poussa une exclamation en reconnaissant dans la lumière du poste le visage de ce lieutenant-colonel : « Mais… mais… c’est Bernard ! C’est toi ?
— En personne, mon brave Anselme. Bien aise de te voir. » Un compagnon des temps joyeux, du jeu de paume et du Naveix. Poussant des clameurs : « Vé ! vé qui est là ! » il entraîna Bernard dans le poste, commandé ce soir par le D r Begougne. Ce furent des embrassades, des bourrades fraternelles. On le conduisit triomphalement jusqu’à la boutique du faubourg Manigne en chantant :
Amis, restons toujours unis,
Ne craignons pas nos ennemis.
S’ils viennent nous attaquer,
Nous les ferons sauter.
Dansons la carmagnole.
Vive le son, vive le son,
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon !
De Namur, Bernard avait annoncé à sa sœur son retour prochain. La lettre était arrivée la veille seulement, on ne comptait pas qu’il la suivrait si vite. On ne l’en reçut pas moins bien. Léonarde pleurait de joie, Jean-Baptiste ne se montrait guère moins ému, les deux enfants se jetaient dans les jambes de cet oncle si extraordinairement habillé, la « mémé Montégut » marmonnait avec ébahissement : « Qui aurait cru qu’il deviendrait comme ça, ce petit ! » La soirée se passa en effusions, en récits. Ensuite, dans sa chambre blanchie à la chaux, une fois couché, respirant l’odeur habituelle des laines en ballots, qui montait de la remise, Bernard eut le sentiment que quinze mois entièrement étrangers à sa vie véritable venaient de s’abolir. Tout ce qu’il avait fait, connu, n’était-ce pas un rêve ? Demain, dans les rues familières, n’allait-il pas retrouver sa Lise d’autrefois, ou Babet, la folle Babet !
Mais, huit jours plus tard exactement, le samedi à trois heures du matin, il reprenait la diligence. Quelque chose en effet était bien aboli, seulement c’était l’existence d’autrefois. Bernard n’avait plus de place à Limoges parmi les siens, entre son père et Léonarde devenus de vrais contre-révolutionnaires, Jean-Baptiste tellement assujetti par sa femme qu’il osait à peine se rendre au club, et Marcellin plus enragé encore que son père et sa sœur. Le marasme du commerce, par lequel leurs deux maisons allaient à la ruine, changeait en haine leur regret de l’ancien régime et leur aversion instinctive pour le nouveau. Léonarde, à tout propos, s’emportait contre ces députés buveurs de sang. « Ils n’ont su nous donner que la guerre, la misère, la disette. Ils nous mangent notre pain, ils nous dévorent notre argent. Tout ce dont ils sont capables, c’est de démolir, de tuer ! » L’exécution du roi portait au comble son horreur des conventionnels et de la République en général. Quant à Marcellin, il n’avait pas craint de dire à son frère : « C’est trahir la France que de combattre les alliés. Si vous n’aviez pas remporté votre foutue victoire de Valmy dont tu n’as pas lieu d’être fier, le Roi serait vivant à cette heure, le royaume rétabli dans la paix, et tous les honnêtes gens heureux, prospères comme autrefois. »
Bernard n’essaya pas de discuter. On ne remonte pas une telle pente. Par rapport aux siens, M me Naurissane lui avait paru singulièrement assagie. Il s’était présenté chez elle pour lui donner des nouvelles de Lise, et parce qu’il désirait la revoir. Dans la cour de l’hôtel, à la place du suisse, des sectionnaires montaient la garde, pique au poing. L’un d’eux accompagna
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