Les autels de la peur
maçonnerie. Voilà, très mal exprimé, ce que je pense. La langue est maladroite pour évoquer des sentiments si… Mais non, même pas des sentiments. C’est l’âme. N’en parlons plus, nous risquons de profaner cela.
— Au demeurant, dit Bernard, tout en considérant comme nécessaire de frapper les aristocrates dans leur orgueil, de les humilier jusqu’à ce que l’égalité leur entre dans la tête, notre cher homme aux lunettes ne m’a pas caché qu’il estime parfaitement injuste l’ingratitude de la Commune envers Pétiniaud-Beaupeyrat ruiné par ses achats de blé pour elle. Il m’a laissé entendre qu’au besoin il saurait agir contre les exaltés, les Préat, les Janni, les Frègebois. Et il m’a presque déclaré – tu sais comme il prophétise – que rien de vraiment fâcheux n’arriverait à Louis Naurissane ni à sa femme. » En soupirant, Bernard ajouta : « Je lui ai recommandé ma famille, je l’ai recommandée aussi à ton père. Moi, je ne peux rien pour eux, hélas ! Je les aime et ils m’aiment, assurément. Je crois qu’au fond mon père est content de moi. Mais il y a maintenant des abîmes entre nous. Je ne retournerai plus à Limoges. Pas avant longtemps, du moins. »
Ses espoirs de paix disparus, sa vocation pour le commerce devenue vaine, il ne lui restait qu’à embrasser, sans esprit de retour cette fois, le métier des armes. De toute façon, d’ailleurs, son patriotisme l’y eût contraint : de nouveaux ennemis se dressaient contre la France. Tandis qu’il regagnait Paris, la république avait déclaré la guerre au roi d’Angleterre et au stathouder de Hollande. La Convention décrétait une levée de trois cent mille hommes. Danton, après un long entretien avec Claude, et malgré son avis formel, avait fait voter la réunion de la Belgique, en proclamant que le territoire national devait s’étendre jusqu’au Rhin. Il était aussitôt reparti auprès de Dumouriez, après avoir obtenu le remplacement de Pache par Beurnonville au ministère de la Guerre et, enfin ! la démission de Roland.
Bernard songeait à partir, lui aussi, pour rejoindre son bataillon. Claude le retenait. « Rien ne presse. Les opérations ne recommenceront pas avant mars. Reste pour éclairer nos amis. On ne se rend pas compte, ici, de l’état des armées. » Il le fit recevoir à la Société mère puisqu’il abandonnait les Jacobins de Limoges. Il le mit en rapport avec Maximilien, avec Saint-Just, avec Camille. Robespierre fut sensible à la façon dont Bernard lui exprima une admiration manifestement sincère, et Saint-Just plus encore au sens militaire que montrait sans y songer, dans ses observations, ce modeste combattant. Il le questionna. Pour la première fois, Bernard trouvait l’occasion d’exposer ses idées : fruits de l’expérience et du bon sens. Il dit que l’on se battait d’une manière absurde, avec des méthodes datant sans doute de Fontenoy. Entre autres choses, on ne savait pas ou l’on ne voulait pas utiliser l’artillerie comme la logique l’exigeait. Par routine, on gaspillait des vies humaines. Pourquoi, par exemple, Kellermann, au moulin de Valmy, avait-il attendu, pour canonner les Prussiens, qu’ils eussent bien tranquillement formé leurs colonnes d’attaque et installé leurs batteries ? Pourquoi s’en tenait-on à l’usage stupide de n’employer les forts calibres que sur les bases divisionnaires ? Pourquoi séparait-on des armes dont il aurait fallu se servir dans une liaison étroite ? À cette fin, raisonnablement, on devrait former des unités plus petites que la brigade : un bataillon, un escadron, une batterie, le tout sous un seul commandement : faire, en somme, de chaque élément des brigades et des divisions un corps complet, ce que n’étaient ni les régiments ni les bataillons de volontaires.
Saint-Just, dont les vingt-cinq ans avaient besoin d’exercice, le prenait dans la marche ou l’équitation, entre les séances de l’Assemblée. Il emmena le jeune lieutenant-colonel dans de longues promenades ; il l’écoutait intelligemment, discutait avec lui. Ils se sentaient proches l’un de l’autre. Ils avaient presque le même âge, Bernard n’étant l’aîné que de trois ans. Un soir, dans le salon des Duplay, tout blanc, aux lourds fauteuils de velours cramoisi, et dont un grand portrait de Robespierre, œuvre du peintre Gérard, surmontait la cheminée, il se laissa emporter par sa conviction.
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