Les autels de la peur
traités de lâches. Je ne veux plus que des troupes de ligne, a-t-il dit, et avec elles j’irai mettre fin aux désordres. Je rétablirai la Constitution de 91. – Mais il faudra un roi, et le nom de Louis est devenu odieux. – Qu’il s’appelle Louis ou Jacques, peu importe ! – Ou Philippe, avait insinué Dubuisson. Mais comment remplacerez-vous l’Assemblée actuelle ? – Les cinq cents présidents des districts de la France seront ses représentants. – Et qui donc aura l’initiative de cette révolution ? – Les Mameluks, c’est-à-dire mon armée. Elle émettra ce vœu, les districts le confirmeront, et je ferai la paix avec les coalisés qui, si je ne m’y oppose, seront à Paris sous dix jours. »
Les trois hommes ajoutèrent qu’ils repartaient sur-le-champ pour aviser la Société. « La Convention ne manquera pas, dans le plus bref délai, de faire arrêter ce fou. Nous avons voulu t’en prévenir, citoyen général. Es-tu en mesure de t’opposer avec les volontaires à une insurrection de ceux qu’il appelle les Mameluks ?
— Hélas non, répondit Bernard, et il faut éviter un choc de cette espèce. Mieux vaut laisser ce malheureux s’enfoncer dans sa folie. S’il en vient à parler publiquement de porter ses armes contre la France, de la livrer à la Coalition, il retournera lui-même contre lui une grande partie de la ligne. Pour la plupart, les généraux de division ou de brigade ne le suivront pas, je le sais. Alors, nous pourrons agir. »
Les deux jours suivants, on reçut les plus mauvaises nouvelles : le corps expéditionnaire de Hollande s’était retiré en désordre, abandonnant Anvers, lâchant l’Escaut. Harville, incapable, bien entendu, de défendre Namur, repassait la frontière pour se replier sur Givet, avec les deux bataillons de la Haute-Vienne et celui du Nord, toujours commandé par Malinvaud. Lui-même et Jourdan, Dalesme, devaient étouffer de rage. Enfin Neuilly, dont les corps de recrues avaient pris la fuite à Mons, se voyait contraint de quitter cette place pour se retirer sur Condé et Valenciennes. Rien ne subsistait donc plus du plan de résistance entre les forteresses. Après quinze mois de guerre et deux fausses victoires, la France se trouvait plus menacée qu’à l’automne précédent.
Ce jour-là, le 30 mars, Bernard eut le sentiment que César s’était résolu à franchir le Rubicon. Peu avant midi, sans avoir donné d’ordres pour les volontaires dont il affectait à présent d’ignorer l’existence, il partit avec son armée à lui. Bernard suivit avec sa brigade à laquelle s’étaient agglomérés d’eux-mêmes les bataillons séparés des régiments de ligne par Dumouriez. De ce fait, Bernard avait sous la main les effectifs, à peu près, d’une petite division, sans cavalerie ni artillerie et avec une intendance de fortune qu’il avait dû organiser lui-même, aidé par les chefs de bataillon et deux commissaires des guerres, résolument patriotes. À la suite de l’arrière-garde prétorienne, on couvrit quatre lieues. Comme elle, on s’arrêta dans une plaine sous Tournai, près d’un village nommé Bruilles. De là, le général rebelle menaçait à la fois Lille, Condé, Valenciennes. Les « Mameluks » établirent leur camp d’un côté de la route, les volontaires de l’autre. À gauche, les habits blancs, la culotte, la perruque de filasse ; à droite, les uniformes bleus à revers rouges et beaucoup de pantalons. Mais, des deux côtés, les mêmes drapeaux tricolores. Et c’était là le symbole d’une réalité plus profonde que le parti pris pour ou contre un chef, ou les irritations dues à l’esprit de corps. La route ne séparait pas des citoyens qui ne se trompaient point sur leurs véritables ennemis : ceux dont on sentait la présence toute proche, ceux contre lesquels ils s’étaient battus côte à côte. Le régiment à perruque, sauvé devant Goidsenhoven par la charge des frères d’armes en pantalon, ne les chargerait jamais à son tour. Jamais les volontaires sortis vivants de Neerwinden ne tireraient sur les hommes qui s’étaient rués avec eux trois fois dans cet enfer. Bernard le croyait fermement. Dumouriez lui-même devait bien s’en douter. Ses seules forces sûres étaient les deux régiments de cavalerie étrangère : les hussards de Bercheny, dont il faisait sa garde personnelle, et Saxe-Hussards.
Le soir même, Bernard envoya Sage à Valenciennes avec une
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