Les autels de la peur
petit village, Laer, sans doute, où brillaient quelques lumières. C’était bien Laer, effectivement, transformé en dépôt de blessés auprès desquels des chirurgiens s’affairaient à la misérable lueur de torches et de chandelles. On apprit là que Dampierre avait dû revenir sur sa position de départ, derrière la Petite Geete, parce que toute la gauche s’était débandée, le laissant à découvert sur son flanc. Le corps de Miranda avait fui jusqu’à Tirlemont.
Muet de colère, le petit homme se lança ventre à terre dans la nuit, avec son escorte qui peinait à le suivre. Cette vitesse, heureusement, permit d’échapper à un parti de lanciers autrichiens en vedettes à la corne d’un bois. On leur fila sous le nez et quand ils entamèrent la poursuite après avoir reconnu les uniformes, on avait de l’avance. Ils tirèrent des coups de carabine que le hasard seul aurait pu rendre dangereux. Mais en arrivant à Tirlemont, un vrai péril vint de grand-gardes affolées qui se crurent attaquées par l’ennemi. Elles couvraient le corps de Miranda, bivouaquant sous les murs de la ville. Le Vénézuélien lui-même se trouvait au quartier général, où Valence, pansé, une jambe étendue, un bras en écharpe, l’exhortait vainement à ramener ses troupes sur leurs positions du matin.
Miranda s’était bien emparé de Leaw et d’un village voisin : Orsmaël, d’où il avait engagé une vive canonnade avec l’ennemi repoussé sur les hauteurs de Hall. Seulement, à deux heures après midi, au moment où les Autrichiens revenaient à l’assaut sur tout le front, ses bataillons, pilonnés par une artillerie beaucoup plus nombreuse que la sienne, attaqués par des forces supérieures, avaient lâché pied, emportant dans la déroute les quelques troupes de ligne. Encore un beau général ! pensait Bernard en dévisageant rageusement l’olivâtre personnage. Même pas capable d’aviser son chef qu’il le laissait à découvert. À qui donne-t-on des corps d’armée ! Miranda était un protégé de Brissot et Pétion. L’homme ne manquait certes pas de courage. Cela ne suffit pas. Il fallait reconnaître aussi que, selon ses dires, la canonnade lui avait tué plusieurs milliers de soldats, trois de ses généraux et beaucoup d’officiers, le privant ainsi de moyens d’action sur sa troupe.
« Laissons-la reposer, dit Bernard. Je la visiterai au réveil. »
Il alla se jeter sur son lit pour quelques heures, plein d’amertume après ces massacres inutiles. Peut-être par une réaction de l’âme, un souvenir tout autre éclipsa les images de cette violence : celui de Claudine, à laquelle Bernard songeait constamment. Ce baiser si audacieux et si candide, c’était, lui apparaissait-il, celui que Lise aurait pu lui donner quand elle avait cet âge et qu’ils se retrouvaient à l’étang. Ce qu’elle était alors, dans la pure fleur de sa grâce, commençait de se confondre en lui avec ce qu’était maintenant Claudine, et il lui semblait qu’un amour rajeuni retrouvait en elle son objet.
À l’aube, Bernard était au camp au moment où se faisait l’appel des compagnies. Allant de l’une à l’autre, il parla familièrement aux jeunes volontaires. « Vous n’êtes pas des poltrons, leur disait-il, beaucoup d’entre vous l’ont prouvé. Voyez pourtant quelle faute vous avez commise : vos camarades du centre et de l’aile droite se sont battus comme des lions. Ils avaient chassé les Kaiserlick, la nation était victorieuse. Tous ces efforts ont été perdus. Des centaines de citoyens semblables à vous-mêmes, vos frères, se sont sacrifiés pour rien. C’est envers eux que vous seriez gravement coupables si vous ne répariez pas aujourd’hui votre faiblesse d’hier. Nous allons revenir ensemble au combat. Nous ne pouvons plus songer maintenant à écraser l’ennemi, mais il faut que nous le tenions en respect. »
Il ne restait, en effet, aucun espoir de battre Cobourg, le pivot même de la manœuvre n’existant plus et l’ennemi occupant désormais, comme le prouvait la rencontre avec les lanciers en vedettes, tout le terrain enlevé à l’aile gauche. Dumouriez s’était résolu à la retraite. Dans la nuit, il avait dicté et fait porter à Dampierre, Thouvenot et Louis-Philippe Égalité les ordres nécessaires. Il prit lui-même le commandement du corps de Miranda, ou plutôt de ce qu’il en subsistait, car, en plus des morts ou blessés, manquaient
Weitere Kostenlose Bücher