Les autels de la peur
lettre pour les commissaires Merlin et Treilhard, les avisant de ce qu’il croyait être les projets de Dumouriez : « Il tentera certainement de s’assurer Condé, Valenciennes et Lille, de façon à établir ses arrières en liaison avec les Autrichiens, avant de marcher sur Paris. Cependant, il n’a pas les moyens d’assiéger ces places. Tout sera garanti si vous soutenez énergiquement le patriotisme des garnisons. Pour moi, citoyens, je suis prêt à exécuter vos ordres, mais une effusion de sang particulièrement odieuse peut être évitée, je le pense. Je vous demande de me confirmer les pouvoirs, hors de mesure avec ceux de mon grade, que les circonstances m’ont contraint de prendre. Le porteur vous donnera toutes explications utiles. »
Sage revint à l’aube du lendemain, dimanche, accompagné par le jeune Lecointre, député de Versailles, dont le père commandait toujours la garde nationale en cette ville. Il remit à Bernard un décret enjoignant, au nom de la loi, à tous les officiers et volontaires nationaux d’exécuter les ordres du citoyen général Delmay, quels qu’ils puissent être. Pour l’instant, Bernard communiqua cet écrit seulement aux chefs de bataillon Boiledieu, Oudinot et Davout : ses principaux lieutenants, afin de justifier pour eux-mêmes les pouvoirs qu’il leur déléguait.
Sur quoi, on entendit un grand bruit de l’autre côté de la route. Lecointre, tout bouillant, n’avait pas manqué de se répandre parmi les volontaires pour les exhorter. Si bien que cinq jeunes écervelés, ayant inscrit à la craie sur leur chapeau cette belle déclaration : « Liberté ou la mort ! » s’en étaient allés la promener parmi les « culs-blancs ». Rencontrant le général en chef, ils avaient fait mine de s’en emparer en l’appelant traître. Avec son Baptiste, il les avait repoussés et livrés aux hussards. Tout cela provoquait un grand mouvement. L’audace des volontaires indignait la ligne, les volontaires s’indignaient de voir leurs camarades emprisonnés par les hussards. Bernard et ses officiers s’efforcèrent de ramener le calme dans leurs troupes.
Les protestations des siennes persuadèrent Dumouriez qu’il pouvait compter sur elles. N’hésitant plus, il fit marcher Miacsinsky, avec un millier d’hommes, en direction de Lille, puis Dampierre dans le sens opposé, en direction de Valenciennes. Bernard ne bougea pas : les commissaires de Lille étaient prévenus. Ils disposaient de forces infiniment supérieures à celles du Polonais. Lecointre avait visité la garnison, il s’en portait garant. Quant à Dampierre, sitôt reçu ses ordres et avec eux la preuve de la félonie, il avait fait prévenir Bernard qu’il se rendait bien à Valenciennes, mais pour mettre ses régiments à la disposition des commissaires de la Convention.
Restait Condé. Dumouriez, s’y dirigeant en personne, fit étape à Saint-Amand-les-Eaux où avaient commencé son ascension et sa gloire. Bernard l’y suivit. Il installa son état-major en face de la maison abritant le quartier général. Dumouriez, exaspéré, n’osait pourtant pas lâcher ses hussards allemands sur les volontaires, par crainte de voir la ligne se ranger, pour le coup, avec eux. Les officiers des régiments murmuraient, comprenant qu’on les amènerait bientôt à combattre, côte à côte avec les Autrichiens, les troupes nationales. Il ne restait en effet plus d’autre ressource au général. On venait d’apprendre l’échec de Miacsinsky, attiré dans Lille par feinte, et capturé, la défection de Dampierre qui, de Valenciennes, appelait ses camarades à rompre avec un général traître. Le jeune Lecointre, malgré Bernard, ne se retint pas d’adresser aux régiments une proclamation semblable. Furieux, Dumouriez le fit arrêter et remettre entre les mains de Clerfayt à Tournai. Cette fois encore, Bernard ne bougea point. Il n’en était pas encore temps, estimait-il. Il modéra Boiledieu. Celui-ci voulait marcher avec son bataillon contre le rebelle.
« Non, non, mon ami. Il faut attendre qu’il en soit réduit aux hussards. »
Le lendemain soir, Bernard jugea le moment venu. Ce jour-là, pluvieux lundi d’avril, vers midi, des estafettes accoururent à toute bride vers le quartier général. Peu après, on sut que le ministre de la Guerre et quatre députés avaient passé les avant-postes. À l’instant même une berline arriva. Bernard en vit descendre
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