Les autels de la peur
au moins six mille volontaires dont la fuite ne s’était point arrêtée à Tirlemont. Beaucoup de matériel, des voitures, des canons avaient été perdus. Néanmoins Bernard, depuis l’aube, avait réussi à reconstituer tant bien que mal une brigade d’environ cinq mille hommes. Avec un régiment de ligne à peu près complet, ce serait toute l’aile gauche. Au total, l’armée comptait présentement vingt-six ou vingt-sept mille combattants, au plus, contre les soixante mille de Cobourg, juste amputés d’une division de cavalerie et de quelques bataillons. Il n’allait pas être facile de sauver le centre et la droite.
Aux premiers rayons du soleil, on passait de nouveau la petite rivière encaissée. Le général en chef voulait établir avec son faible corps d’armée une barrière contre l’ennemi descendant de Leaw, pendant que les deux corps du centre et de Valence, réunis maintenant sous les ordres du jeune Égalité, se retireraient en tenant à distance d’autres forces adverses pouvant déboucher des alentours de Neerwinden ou de Racour. L’exécution de ce plan fut facilitée par Dampierre qui, selon les ordres, avait déjà repris une solide position sur la rive droite. Les volontaires, se sentant ainsi bien appuyés sur leur flanc gauche, montrèrent de la fermeté. Formés en colonnes par bataillons, drapeaux en tête, tambours battants, ils gravirent les premiers ressauts des pentes, derrière Bernard et Dumouriez. Là-haut, dans le soleil léger, on voyait luire les mitres de cuivre et les baïonnettes des Kaiserlick. Puis toute leur ligne disparut dans une éruption de fumées très blanches. Les boulets vrombirent en même temps que l’on entendait le grondement de la décharge. Ils frappèrent çà et là. Les hommes, rangés dès le départ en ordre espacé, ne subiraient pas de vraies pertes avant d’être à portée de mitraille, et alors leur propre feu contre-battrait celui de l’ennemi. Ils continuèrent d’avancer. La canonnade redoubla, se mit à rouler de façon ininterrompue. Retourné sur sa selle, Bernard, comme Dumouriez, encourageait les bataillons du geste et de la voix, mais il y avait du flottement. Les lignes ondulaient, le pas se désaccordait, traînait, les officiers de compagnies parvenaient mal à faire serrer les rangs. Les tambours eux-mêmes manquaient de nerf. Soudain un bataillon, atteint en même temps par plusieurs boulets, s’arrêta. Les autres l’imitèrent. Les tambours s’étaient tus. Saisi d’une inertie panique, toute la brigade restait là, sous les projectiles, offrant aux artilleurs autrichiens une cible idéale. Dumouriez, Bernard, les chefs de bataillon avaient beau crier : « Avancez, vous risquerez moins à marcher ! » Rien, pas un mouvement. Les volontaires ne fuyaient pas, ils ne bougeaient pas. Immobiles, ils se laissaient tuer comme des bœufs. Leur arrêt avait provoqué celui du régiment. Courant à lui, Dumouriez fut jeté à terre avec son cheval. Les vieux soldats eux-mêmes parurent alors prêts à se débander. Il se releva vivement, prit la monture de Baptiste et raffermit la troupe de ligne. Bernard avait arraché un drapeau. Debout sur les étriers, il l’agitait en clamant des exhortations. Un boulet le lui emporta des mains.
Cependant le petit corps d’armée, sans atteindre les hauteurs, avait accompli sa tâche en fixant l’adversaire. Garantis de ce côté, les deux corps aux ordres de Louis-Philippe Égalité venaient de rejoindre la rivière en se couvrant par des salves d’artillerie. Dampierre le signala, ajoutant qu’il n’avait pas été entamé et qu’il allait entreprendre son repli. Dumouriez à son tour commanda la retraite. Elle s’accomplit en bon ordre. À midi, on se retrouvait derrière la Petite Geete sur les positions d’où l’on était parti, la veille au matin, mais avec une quinzaine de milliers d’hommes en moins, tués ou en fuite, et avec le découragement d’une grande bataille perdue. Elle ne laissait plus d’espoir de se maintenir.
Les jours suivants furent sombres. On reculait devant Cobourg qui faisait sentir rudement sa pression. On avait abandonné Tirlemont, on battait en retraite sur Louvain. Le mercredi, Danton et Delacroix étaient arrivés. Reçus avec rudesse par Dumouriez plein d’amertume et d’humeur, ils n’avaient à grand-peine obtenu qu’une demi-rétractation de sa lettre à l’Assemblée. Le vendredi 22, on livra sous Louvain un combat de
Weitere Kostenlose Bücher