Les autels de la peur
Dites à Vergniaud que je le demande, que je veux paraître à la barre. »
Après encore un assez long temps, il arriva en secouant la tête. « Je ne puis vous flatter, dit-il. Dans l’état où se trouve l’Assemblée, il n’y a guère d’espoir. Si vous êtes admise à la barre, comme femme vous obtiendrez peut-être un peu de faveur, mais la Convention ne fera plus rien de bien.
— Si je suis admise, j’oserai dire ce que vous-même ne pouvez exprimer sans qu’on vous accuse. Je ne crains rien au monde. Si je ne sauve pas Roland, je dirai au moins, avec force, des vérités qui ne seront pas inutiles à la République. Un élan de courage peut produire grand effet. »
Ce n’était pas seulement Roland qu’elle voulait sauver, mais aussi Buzot, et confondre leurs ennemis à tous. Vergniaud redoutait un peu cette intervention passionnée.
« En tout cas, dit-il, votre lettre ne saurait être lue d’une heure et demie, au moins. On va discuter un projet de décret en six articles que rédige dans ce moment Barère. Voyez quelle attente !
— Eh bien, je vais chez moi savoir ce qui s’y est passé. Je reviens, avertissez nos amis. »
Il lui répondit qu’ils s’en étaient allés, pour la plupart. Ils restaient à peine six ou sept. Elle partit, courut chez Louvet, rue Saint-Honoré, ne vit que Germaine Cholet : Lodoïska. Manon écrivit un billet pour le prévenir, puis se jeta dans un fiacre. Au milieu des bataillons et des badauds en promenade, les chevaux n’avançaient pas. Devant la galerie du Louvre, elle descendit, donna vivement au cocher un petit assignat et se hâta vers le Pont-Neuf, la rue de La Harpe. La nuit tombait, il devait être un peu plus de huit heures. En arrivant chez elle, elle apprit du portier que Roland avait passé chez le propriétaire, au fond de la cour. Elle y alla et ne le trouva point. Elle était en nage, épuisée, sortant ce jour-là pour la première fois après une semaine de maladie. On lui offrit un verre de vin et un biscuit tout en lui expliquant que son mari avait échappé à l’arrestation. Pour une raison ou une autre, le porteur du mandat d’arrêt était revenu sans avoir pu se faire entendre de la Commune. Roland protestant toujours, les sectionnaires n’avaient pas osé passer outre. Ils étaient tous repartis en se bornant à lui demander sa protestation écrite. Une simplicité à peine croyable. Sans perdre une minute, ajoutèrent les propriétaires, Roland avait passé chez eux pour s’enfuir par le porche des Maçons. Présentement, il se cachait dans une maison de la rue des Mathurins. Réconfortée, Manon s’y rendit. Il n’y était plus. Elle le rejoignit dans une nouvelle retraite.
Aux Tuileries, sans opposition des Brissotins écrasés, on votait presque sans débats, mais dans un extrême désordre où l’on ne distinguait plus les députés des pétitionnaires, le décret en six articles rédigé par l’inévitable Barère. Au total, cela n’allait pas plus loin que de supprimer la commission des Douze et de saisir ses papiers dont le Comité de Salut public devrait faire rapport sous trois jours. Pour la Montagne, pour l’assistance, c’était une victoire. La joie s’en répandit parmi la foule que la nuit rassemblait sur le Carrousel.
Bazire proposa d’aller se joindre à ce peuple pour célébrer avec lui l’union républicaine. Les girondistes n’osèrent pas s’y refuser. On sortit en corps. L’horloge du pavillon de l’Unité marquait neuf heures. Sur l’invitation de la Commune, la ville s’illuminait. Avec un grand mal de tête, Claude rentra chez lui, laissant la Convention fraterniser sur la place puis déambuler aux flambeaux par les rues, au milieu de la liesse populaire. Vergniaud, Pétion, Condorcet, Gensonné, Fonfrède, contraints de s’associer à la célébration de cette victoire remportée sur eux-mêmes, marchaient dans le cortège comme jadis, à Rome, les vaincus suivaient le char du triomphateur.
Lorsque Manon Roland revint, vers dix heures, pensant trouver la Convention en séance de nuit, il n’y avait plus personne sur le Carrousel, sauf une petite ombre errante qui devait être celle d’un chien. Cinq ou six sectionnaires veillaient à la porte du Palais national, autour d’un canon. Quoi ! l’Assemblée, qui aurait dû, dans ce moment de trouble, siéger en permanence, avait-elle donc abdiqué devant le pouvoir révolutionnaire ? La jeune femme interrogea les
Weitere Kostenlose Bücher