Les autels de la peur
en armes, au milieu des gens de la rue attirés par cette arrestation. Un fiacre attendait. Le petit homme maigre et un autre municipal y montèrent avec elle. Sur deux files, la force armée accompagna la voiture. On prit la rue des Cordeliers où l’on passa devant chez Danton, devant chez Marat, devant chez Legendre dans la rue des Boucheries. Des gens s’arrêtaient en voyant cette voiture avec son escorte de piques et de baïonnettes. Carrefour de Bussi, des tricoteuses qui faisaient la queue à la porte monumentale du marché Saint-Germain crièrent de confiance : « À la guillotine ! » Le petit commissaire offrit obligeamment à Manon de lever les glaces ; elle refusa, avec une tirade sur l’innocence qui ne craint les regards de personne. Au demeurant, on arrivait à l’Abbaye. Ses trois clochers se dressaient sous le ciel de juin moins clair que celui de Septembre. L’escorte et le fiacre s’arrêtèrent entre les deux tourelles de la prison, rue Sainte-Marguerite, devant la petite porte d’où Nicolas Vinchon avait vu sortir et tomber sous les coups de hachoir des sabres le ministre Montmorin, les officiers suisses. Manon gravit les quelques marches arrosées par tant de sang. Elle entra dans le guichet où le grand Maillard en habit gris avait siégé avec son tribunal : une pièce qui lui parut obscure en venant du jour. Elle y distingua vaguement cinq ou six gardes, assis ou couchés sur des châlits. Là aussi, ça sentait le fauve. Déjà on la faisait monter, par un escalier étroit et sale, à l’étage, chez le concierge. Elle se trouva dans un agréable petit salon. Lavacquerie lui offrit une bergère. Tandis qu’il passait avec les commissaires dans une pièce attenante, pour recevoir leurs ordres, sa femme, grosse personne d’une bonne figure, dit à Manon qu’elle demeurerait ici tout le jour et que, si l’on ne pouvait lui préparer une chambre pour ce soir, parce qu’il y avait beaucoup de monde, on lui dresserait un lit dans ce salon.
Le concierge revint, s’enquit de ce que la prisonnière désirait pour son déjeuner. « Une bavaroise à l’eau », dit-elle. Là-dessus, les municipaux se disposèrent à se retirer en lui déclarant que si Roland n’était pas coupable, il n’aurait pas dû s’absenter. Elle riposta par un discours. « Juste comme Aristide, sévère comme Caton, ce sont ses vertus qui lui ont donné des ennemis. La rage de ceux-ci ne connaît plus de mesure. Qu’elle s’exerce sur moi, je la brave et me dévoue. Lui doit se conserver pour son pays, il peut encore lui rendre de grands services », etc. Un salut qu’elle estima plein de confusion fut la réponse de ces messieurs. Moins infatuée de son opinion, elle aurait senti qu’il était plein de soulagement. Ces messieurs partirent bien heureux d’en avoir fini avec une éreintante raisonneuse. Elle avait fait tout le possible pour qu’on se gardât de lui donner occasion de parler encore. En vérité, depuis son adolescence où déjà elle agaçait Claude, la pauvre Manon n’avait jamais eu pires ennemis que le sentiment de ses vertus et le contentement de soi-même. Visant à la simplicité, mais rien moins que simple, elle avait juste réussi à mériter son surnom de reine Coco.
XVI
Depuis six heures du matin, ce samedi, Claude était au Comité de Salut public. Les sections, quoique toujours pacifiques, restaient toujours sur pied. Le Département siégeait en permanence. Le Comité révolutionnaire de Dobsen, également, avec le Conseil général où Dubon venait de reprendre le fauteuil. En revenant à l’Hôtel de ville, il avait envoyé à Claude un bref message : « Le peuple ne déposera pas ses armes tant que la Convention n’aura pas chassé les Vingt-deux. Ainsi, avisez. Sinon, l’insurrection pourrait devenir physique. » Tous les rapports des agents confirmaient cette opinion, devant laquelle le Comité demeurait mou. Parce que Danton l’était lui-même. Cambon, Delmas, Treilhard, Guyton, Lindet, répugnaient à proscrire les Brissotins et souffraient mal les prétentions du « pouvoir révolutionnaire ». Barère était prêt à se ranger avec eux si, dans un sursaut, la majorité se renversait vers la droite. En attendant, il avait passé la nuit à rédiger un projet de déclaration justifiant la journée de la veille. Quant à Delacroix, il se modelait sur Danton, et Danton ne pouvait pas se résoudre, Claude le comprenait bien, à exiler des hommes
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