Les autels de la peur
l’ulcérait. Il devait la tenir pour une trahison contre sa personne. Dans son journal, comme aux Jacobins, il opposait tous les arguments possibles, et tous mauvais, à la formation de ce camp sous Paris. En vérité, il ne prouvait que sa hargne. C’était pénible de voir tomber si bas dans l’aigreur un homme capable parfois d’une si grande élévation. Claude s’en affligeait. En plus, il déplorait la maladresse de cette obstruction injustifiable. Elle donnait beau jeu aux journalistes girondins, Gorsas et Louvet en tête. Ils ne perdaient point l’occasion de signaler, avec les mêmes façons insinuantes et perfides dont avait usé contre eux Robespierre, la singulière similitude qui se manifestait depuis quelque temps entre ses avis et les intérêts de la Cour. Tout ce qui frappait celle-ci provoquait chez lui une opposition : après la guerre contre l’Autriche, le camp des volontaires. Ne serait-ce point à se demander si ce fameux Incorruptible l’était tellement ? S’il n’existerait pas quelque cheminement souterrain entre les Tuileries et la rue Saint-Honoré ? Si le Comité autrichien n’aurait pas un de ses membres les plus secrets dans la trois fois sainte tribune des Amis de la Constitution ?
L’insinuation était aussi absurde que les accusations de Robespierre contre Condorcet, Vergniaud et autres, mais il l’avait bien cherchée. On en arrivait là : on faisait de la chose publique une affaire personnelle, on se lançait à la tête les plus invraisemblables calomnies. Les meilleurs patriotes se déconsidéraient, jetaient le soupçon sur la Société même. Claude n’était pas seul à sentir la honte et les risques de ces querelles. Pétion lui fit porter un mot : « Mon ami, j’irai ce soir aux Jacobins et j’y demanderai la parole. Venez me soutenir. Je ne parlerai pas des personnes mais des choses. La situation de notre société empire de jour en jour. Après avoir rendu de si importants services, lorsqu’elle peut en rendre de plus importants encore, il serait affreux qu’elle donnât le scandaleux exemple d’une guerre intestine. On devient la fable de tous les malveillants : les journaux déchirent cette société, déchirent ses membres. Il faut mettre fin à cela. » Claude intervint aussi. Hors du club, il parla lui-même à Vergniaud, à Condorcet, à Guadet. Il fit agir Desmoulins sur Robespierre. Celui-ci avait reçu de M me Roland une lettre où elle lui reprochait de ne s’être pas rendu chez elle pour voir Servan, de soulever l’opinion contre des hommes dont le seul but était la défense de la Constitution. Elle l’invitait de nouveau, avec quelque froideur cette fois, à venir constater qu’il n’y avait dans son cercle ni intrigue ni intrigants.
Ce n’était pas de cette encre qu’il fallait écrire à Maximilien pour lui plaire. Il n’alla point chez les Roland. Mais beaucoup de lettres, de province pour la plupart, lui montraient son erreur : son attitude risquait de lui aliéner la faveur publique. Il arrêta donc sa campagne. Au demeurant, on ne pouvait plus combattre le projet brissotin sans se ranger avec les aristocrates. L’Assemblée l’avait voté, et ce décret soulevait les fureurs des royalistes, des Fayettistes, des Feuillants. Ils faisaient tout pour empêcher la réunion de vingt mille patriotes sous Paris, allant jusqu’à tenter de soulever la garde nationale. On la déshonorait ainsi, prétendaient-ils. Comme Louis XVI, malgré les instances des ministres, ne se décidait pas à sanctionner le décret, Roland, le 13, lut en plein Conseil le texte d’une lettre qu’il avait envoyée au Roi – et dont celui-ci ne soufflait mot – pour l’avertir des dangers terribles que provoquerait inéluctablement toute résistance contre-révolutionnaire : elle forcerait la Révolution à s’achever dans le sang. Le jour même Dumouriez, après un entretien avec la Reine, congédiait Roland, Servan, Clavière.
En allant au club avec Lise et Dubon, Claude remarqua : « Roland eût agi d’une façon plus nette en donnant sa démission. Il a préféré se faire renvoyer. C’est adroit. Cet homme a de petites habiletés, de petites audaces, de petites prudences. » Son renvoi provoquait une violente indignation parmi les Brissotins. Il faisait chaud dehors, par ce beau soir de juin, mais dans la salle, fraîche d’ordinaire, la température était encore plus brûlante. Il y avait de la violence dans l’air.
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