Les autels de la peur
Degrave, remplacé à la Guerre par le colonel Servan, créature des Roland. On le donnait même pour amant à madame, en dépit de toute vraisemblance. Claude l’avait vu chez eux : un homme d’apparence sévère, peut-être énergique, certainement orgueilleux. Il ne ferait pas bon ménage avec Dumouriez. Là-dessus, un matin où Claude venait d’arriver au Palais de justice, Dubon – dont le cabinet, au Département, se trouvait de l’autre côté de la Cour neuve, près de la Conciergerie – entra et, tendant à son beau-frère une gazette, s’enquit : « Avez-vous lu ça ?
— Les Annales. Ma foi non. Qu’y a-t-il ?
— Une bombe girondine. Voyez donc. Vous me donnerez votre avis. » Les Annales patriotiques et littéraires, qui avaient accusé Louis Naurissane d’emmagasiner à la Monnaie de Limoges fusils et cocardes blanches, comptaient deux rédacteurs : Mercier et Carra, l’ancien collègue de Dubon à la Commune de juillet 89. Rangé maintenant au club dans le camp de la Gironde, il soutenait Brissot.
Tandis que Dubon, à la fenêtre, contemplait songeusement, par-dessus les arbres reverdis dans la petite cour des Orfèvres, le bras de la Seine, verte au soleil de mai, et, au-delà, la Vallée avec le quai et le clocher pointu des Grands Augustins, Claude lisait un assez long article où Carra dénonçait l’existence d’un « Comité autrichien », lequel gouvernait secrètement la France depuis vingt ans et préparait maintenant « une Saint-Barthélémy générale des patriotes ». Le journaliste n’hésitait pas à citer les principaux agents du comité : l’ancien ministre des Affaires étrangères, Montmorin, le précédent ministre de la marine, Bertrand de Molleville, qui avait organisé l’émigration parmi les officiers, Delessart, heureusement arrêté et détenu à Orléans sur l’initiative des députés girondins.
« Oui, fit Claude en rendant la gazette à Dubon, vous avez dit le mot juste. C’est une bombe. Une bombe à double effet, dirigée tout ensemble sur la Cour et sur nous tous qui nous sommes opposés à la guerre contre l’Autriche. Le public ne mettra plus en doute la clairvoyance des Brissotins. Voilà ce que l’on veut.
— Avant tout, on vise Robespierre. Ce Comité autrichien, c’est la riposte de Brissot et Guadet. Un pur roman, dans le style Desmoulins, auquel on a emprunté la formule de la Saint-Barthélemy. Mais la crédulité du peuple y donnera en plein. Nous allons avoir de la peine…
— Mon cher Jean, je ne suis pas positivement de votre avis. Carra, avec Brissot sans doute, a enjolivé le réel pour frapper l’imagination. Ils ont fabriqué une machine de guerre, on le voit clairement. Je ne crois point à l’existence d’un comité avec tout ce que cela comporte d’organisé, de réglementé. En revanche, je crois parfaitement à la réalité d’un concert beaucoup plus empirique mais certain : un concert d’idées, d’intentions, de volontés, d’agissements, qui tous tendaient au maintien de la monarchie absolue en France, et poursuivent aujourd’hui sa restauration. Que cela se fasse en liaison avec l’Autriche, on n’en saurait douter. Où la Reine chercherait-elle secours sinon dans sa famille ? Sa mère, Marie-Thérèse, a longtemps inspiré la politique française, n’est-ce pas ? et assez sagement, car c’était une femme autrement éclairée que sa fille. Voyez-vous : selon moi, la France est un champ clos où, par influences, l’Autriche et l’Angleterre s’affrontent, ou se sont affrontées, avant de s’unir si nous les menaçons trop. Mais je m’égare. Je veux dire ceci : les Girondins ont prouvé incontestablement que Delessart agissait en connivence avec le frère de Marie-Antoinette, puis avec François II. Le Roi et la Reine en font autant avec François et avec les princes émigrés. Nous le savons tous. La Gironde – qui est dans tous les comités de l’Assemblée, où nous ne sommes point, nous – a peut-être des preuves. Il faut demeurer très prudent, attendre un peu, laisser venir. Si les Brissotins possèdent des assurances, ils ne tarderont pas à les produire. On verra bien alors. »
Claude répéta cela, le jour même, à Robespierre avec lequel il eut un entretien, tête à tête, dans la petite chamlre, claire et méticuleusement en ordre, que Maximilien occupait chez les Duplay. Il observa d’un ton calme : « Nous avons dénoncé le complot des ministres et
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