Les autels de la peur
responsables sont d’une part le mauvais caractère et la brutalité de Chabrol, d’autre part l’exaltation causée par les circonstances…»
M. Mounier ne connaissait pas les assassinats perpétrés à Paris la semaine précédente. Il ne se rendait pas compte que le meurtre de l’abbé Chabrol ne compterait guère, ici. De plus, Claude venait de constater, par expérience, à quel point des actes pareils demeuraient anonymes. Dumas et Montaudon, comme lui-même pour la noyade du garde du corps, l’affaire d’Espréménil et tant d’autres actes sauvages, devraient renoncer aux poursuites. Les ministres enverraient une honnête lettre aux administrateurs du Département, et l’on n’en parlerait plus. Claude écrivit à son père en lui exposant toutes ces considérations. Il ajouta un message pour les Jacobins de Limoges. Que les Limousins, disait-il en substarce, gardent au plus sombre de leur mémoire le souvenir de cette affreuse journée, qu’ils y puisent l’horreur de la violence. Dans les périls actuels, dans les épreuves qui attendent demain la patrie, seules la discipline, l’obéissance à la loi, l’union des cœurs, sauveront la nation.
X
Jamais le ciel n’avait été plus beau qu’en ce dimanche 22 juillet. Il accrochait des copeaux bleus aux vaguelettes de la Seine rebroussée par une petite brise. Comme huit jours plus tôt, le canon tonnait à intervalles réguliers depuis l’aube. Depuis huit heures du matin, deux cortèges partis de l’Hôtel de ville parcouraient chacun une moitié de Paris en s’arrêtant sur les places, les ponts, aux carrefours, pour proclamer le péril de la patrie. Sergent avait fixé le cérémonial, bien fait pour émouvoir dans sa forte simplicité. En tête du cortège, marchait un détachement de cavalerie avec ses trompettes. Six pièces de canon et leurs attelages suivaient, puis un rang de tambours. Derrière, quatre huissiers à cheval élevaient quatre enseignes invoquant la Liberté, l’Égalité, la Constitution, la Patrie. Douze officiers municipaux avec leur écharpe précédaient un garde national monté, portant un grand drapeau tricolore. Six autres canons, une compagnie de la garde nationale à pied, enfin un second corps de cavalerie terminaient le cortège. Tout cela, marchant au seul bruit, régulier, funèbre, des tambours. Pour la proclamation, les trompettes sonnaient leur vibrant appel. Un des municipaux s’avançait alors, lisait au peuple le décret du corps législatif et terminait par la formule : « Citoyens, la patrie est en danger. » L’Assemblée remettait à la nation le soin de se sauver elle-même.
Des estrades patriotiques avaient été dressées sur les principales places, pour recevoir les enrôlements. Lise et Claude, en allant chez les Dubon, virent celle du Pont-Neuf. Elle dominait le moutonnement épais de la foule. Une tente de coutil rayé – une des quatre-vingt-trois qui avaient servi au Champ de Mars, sembla-t-il à Lise – s’élevait de cinq ou six marches, à côté de la statue d’Henri IV et du terre-plein sur lequel se trouvaient les trois canons d’alarme pointés au-dessus de la Seine, qui tiraient d’heure en heure. Une oriflamme aux trois couleurs flottait sur le toit dont la retombée s’ornait de couronnes civiques, de vertes guirlandes entrelacées de ruban tricolore. À gauche, sur l’estrade, des gardes nationaux avec un drapeau. À droite, une musique militaire. Sous la tente, un officier et quatre municipaux, assis à une longue table, remplissaient les certificats des volontaires qui montaient par la droite et descendaient du côté d’Henri IV, acclamés par le public. C’était des hommes de tout âge et de toute condition : adolescents, quinquagénaires, ouvriers à bonnet rouge, bourgeois en frac. L’officier en refusait, de trop jeunes ou de trop vieux.
L’affluence, l’odeur de la poudre dans l’air chaud, les drapeaux, les uniformes, la musique jouant des airs martiaux, la solennité des mots inscrits au fronton de la tente : « La patrie est en danger », entretenaient l’exaltation : une espèce d’ivresse nerveuse qui avait commencé le matin avec la proclamation solennelle du péril. Les Dubon, eux, devenaient enragés. Leur appartement n’était pas tenable. Les décharges assourdissantes de l’artillerie le secouaient tout entier. On ne pouvait fermer les fenêtres, elles eussent éclaté. Le vacarme de la foule, des tambours, des
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