Les autels de la peur
que fussent leurs autres sentiments. Aucun Français, aucun vrai Français, ne peut penser d’une façon différente, aujourd’hui. Il faut blâmer Santerre, s’il en est responsable, d’avoir déclenché trop tôt un mouvement inconsidéré, mais Santerre a dû être entraîné par les têtes folles du comité central. Mon substitut va prendre les dépositions de vos témoins, et je me garderai d’y donner suite. Nous n’aurons pas le temps, d’ailleurs, je l’espère bien. »
On soulève la foule plus facilement qu’on ne la calme. Pétion avait eu la plus grande peine à enrayer le mouvement. Le garde des sceaux du ministère fantôme, ayant voulu se rendre au faubourg, en était revenu sanglant, blessé à coups de sabre. L’ordre n’avait fini par se rétablir que tard dans la relevée. Ameuté pour rien, le peuple restait agité et défiant. C’est ce qui motivait la colère de Danton. Quand on allait vouloir faire marcher pour de bon la multitude, se lèverait-elle de nouveau ? Et se laisserait-elle tenir en main ?
Il ne dit rien toutefois au cours du souper chez Pétion, se bornant à déployer ses talents d’aimable convive, à charmer les dames malgré sa laideur. Du reste, si on parla de l’état de choses, on ne mentionna rien de particulier, pour ne point gêner le maire qui se trouvait en position difficile. Comme Rœderer, il devait veiller au maintien de la loi constitutionnelle, alors qu’il était de cœur avec les rebelles, du moins Claude voulait le croire, car on n’aboutirait à rien sans la complicité de Pétion : il formait le pivot d’une conspiration dont il lui fallait pouvoir prouver, au cas où elle ne réussirait pas, sa complète innocence. À tous égards, mieux valait pour lui et pour cette conspiration – oui, pour elle également – qu’il en connût le dessein sans rien de plus. Cependant Barbaroux, léger comme on peut l’être à vingt-cinq ans, trouva plaisant de dire au maire, en affectant d’admirer son hôtel, qu’il ne s’y ennuierait pas si on l’y gardait bientôt prisonnier. Pétion comprit et sourit. Sa femme, ignorant le vrai sens de ces paroles, s’alarma. Alors Barbaroux, plus imprudemment encore : « Rassurez-vous, madame. Si nous enchaînons votre mari, ce sera auprès de vous et avec des rubans tricolores. » Danton avait froncé le sourcil. Dans ses yeux, Claude lut l’expression d’une pensée peu tendre pour ce jeune bavard.
On savait à présent que les Marseillais seraient là sous deux jours. Leurs dernières nouvelles les mettaient à cette heure entre Montereau et Melun, à une quinzaine de lieues. « Nous irons les attendre après-demain à Charenton, pour nous concerter avec eux. Viendras-tu ? » demanda Danton à Claude comme ils quittaient la mairie et avançaient sur le quai des Orfèvres. Le soir tombait : un soir pourpre, à la splendeur tragique, avec de grands nuages violets, épais, lourdement bordés d’or et de cuivre, immobiles sur le fond du ciel, plus vert, plus lumineux entre leurs pesantes draperies. Pas un souffle d’air. Il faisait une chaleur étouffante. Une odeur de vase montait de la Seine basse, lisse, toute rouge au-delà des ponts.
« J’ai le sentiment qu’un bel orage se prépare », dit Danton en s’épongeant.
Cette nuit-là, Lise et Claude, comme des milliers d’autres Parisiens, couchèrent sur leur lit, sans pouvoir supporter même un drap. La réverbération d’éclairs lointains illuminait les ténèbres, mais il n’y eut rien de plus.
Au matin, la température était à peine moins suffocante lorsque Claude sortit, laissant sa femme enfoncée dans la baignoire que le porteur d’eau venait de remplir. Il y avait un petit attroupement au coin de la rue, devant le pan coupé bariolé d’affiches avec lesquelles tranchait un placard blanc tout fraîchement collé. Il n’attirait encore que les gens du voisinage, boutiquiers, concierges en corps de chemise, mais il semblait les frapper de stupeur. Claude, s’approchant, vit une grande feuille partagée en deux colonnes. Les premiers mots le saisirent : « Français, Leurs Majestés, l’Empereur et le Roi de Prusse m’ayant confié le commandement des armées combinées qu’ils ont fait rassembler sur les frontières…» Il sauta aux dernières lignes : « Donné au quartier général de Coblentz, le 25 juillet 1792. Signé : Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de Brunswick-Lunebourg. »
Une brûlure de sang
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