Les autels de la peur
Orfèvres. En y allant, Danton était furieux. Il avait depuis plusieurs jours fait prendre par Manuel et signer par le maire un arrêté établissant à l’Hôtel de ville un « bureau central de correspondance entre les quarante-huit sections ». Il se composait de quarante-huit délégués, et il constituait en réalité un comité insurrectionnel de Paris, dominé plus ou moins ouvertement par lui, Danton, qui entendait agir au moyen des sections, comme il l’avait déjà confié à Claude, afin d’obtenir un mouvement général, complet et irrésistible dans sa puissance. Or, voilà-t-il pas que « des Jean-foutre » – c’est-à-dire le comité central des fédérés, ou du moins une partie – venaient, sans même attendre les Marseillais, de provoquer dans le faubourg un soulèvement bien digne de « pareils bougres d’ânes ».
L’affaire datait de la veille. Pendant la nuit, Claude, que ses inquiétudes et la chaleur lourde empêchaient de s’enfoncer dans le sommeil, avait cru percevoir les tintements d’un tocsin. Lise, le drap rejeté, dormait, elle, les membres épars, en poussant parfois des soupirs. La fenêtre, ouverte à une douteuse fraîcheur, laissait effectivement entrer dans la chambre les faibles sons d’une ou plusieurs cloches tintant au loin. Après un moment, comme nul écho ne leur répondait, comme on n’entendait point battre le rappel, Claude s’était renfoncé dans le lit moite, en pensant qu’il devait s’agir de quelque incendie. Mais le matin, à son arrivée au Palais de justice, son greffier, d’abord, – il logeait rue du Petit-Musc, près de la Bastille, – puis Rœderer l’avaient détrompé. En fait, il s’agissait d’une de ces « insurrections partielles » déconseillées par Robespierre. Le faubourg Saint-Antoine, jusqu’à la place de la Liberté, ci-devant de la Bastille, était en effervescence depuis minuit environ, à la suite d’un repas offert sur cette place aux fédérés bretons qui venaient d’arriver. « Après ces agapes fraternelles, des chants, des danses, des illuminations, dit Rœderer, les choses ont pris une autre tournure, bien préméditée, du reste, car Fournier l’Américain a produit un drapeau rouge avec cette inscription : Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. Ses habituels séides ont également distribué des placards portant la même proclamation. Tout cela n’était pas improvisé. Des gens sont partis pour les afficher par la ville tandis que l’on sonnait le tocsin. On voulait soulever la populace et la conduire dès l’aube aux Tuileries, sous prétexte d’y saisir un grand dépôt d’armes. Le véritable dessein était de prendre le Roi, de l’enfermer à Vincennes. J’ai deux rapports là-dessus. On avait convoqué la garde nationale de Versailles, pour qu’elle participât au mouvement. Tout cela si mal préparé, avec tant de désordre et d’incurie, que rien n’a marché. Les Versaillais n’ont pas compris, leurs officiers sont venus tout à l’heure se renseigner à l’Hôtel de ville. Le conseil de la Commune les a retenus, ils déposeront. J’ai également là plusieurs témoins et deux hommes de police. J’ai voulu vous mettre au courant avant de vous les faire entendre. »
En sa qualité d’accusateur public, Claude devait instruire, aussi bien que requérir. « Mon cher Rœderer, répondit-il, je comprends mal votre zèle, en l’occurrence. Peut-on reprocher à des patriotes de vouloir en finir avec une situation qui met le pays dans le plus grand danger ? Je partage leur désir, et je n’userai pas contre eux des fonctions auxquelles ils m’ont élu, je vous en préviens. Nous sommes à un moment où il faut prendre nettement parti. Êtes-vous pour la Cour ou pour la nation ?
— Mon devoir m’oblige à défendre la loi constitutionnelle.
— La Constitution n’a plus aucun sens, vous le savez bien. Elle ne sert que de bouclier à la contre-révolution.
— Il est vrai, mais tant que le Roi n’a pas été légalement déposé par le corps législatif ou par une convention nationale, nous devons faire respecter le monarque.
— Les Feuillants et les Fayettistes paralysent le corps législatif, si on ne lui force la main il ne déposera pas le Roi. Notre devoir nous commande l’insurrection, vous le sentez parfaitement au fond de vous-même, comme il la commandait aux Gracques, comme il la commandait à Brutus, quels
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