Les autels de la peur
renvoyer. Après s’être mise en marche, la compagnie des grenadiers s’arrêta et nous délégua ses officiers qui nous représentèrent les dangers auxquels les patriotes resteraient exposés si l’on ne désarmait pas les suspects. Il n’y avait, dirent-ils, qu’à faire déposer indistinctement tous les fusils à la mairie. « Ce n’est pas conforme à la loi, leur répondis-je. Nous ne pouvons prononcer, mais je vais soumettre votre proposition aux autorités. » Je courus à l’Intendance. Il était la demie de deux heures quand j’y arrivai. J’achevais à peine de mettre les administrateurs au courant, lorsque Doudet survint à son tour, annonçant que les choses tournaient de plus en plus mal. Il n’y avait pas un instant à perdre, assura-t-il. Les administrateurs acceptèrent alors le dépôt général des armes. Nous remontâmes en hâte à la place d’Orsay. Figure-toi que la plupart des compagnies avaient défilé, laissant là vingt fusils sous la garde de quelques officiers. Le public s’écoulait lentement. C’est étrange, l’inconséquence et les subits retournements d’une foule. Je n’en goûtai pas moins de satisfaction, car l’émeute semblait bien conjurée. Hélas, tout cela n’avait été que le prélude d’un drame.
« Après leur départ de la place d’Orsay, plusieurs détachements de gardes nationaux se mirent à parcourir la ville. Ils se présentaient chez les particuliers connus pour leur peu d’enthousiasme patriotique et ramassaient leurs armes afin de les porter à la mairie. Vers quatre heures, ils arrivèrent ainsi au domicile de l’abbé Chabrol : tu sais, celui-là même qui publiait ces annonces pour ses médecines, dans l’ Almanach et dans la Feuille Hebdomadaire. Lise et toi l’avez certainement vu, il habitait non loin de chez vous, à mi-pente de la rue des Combes : un homme de quarante ans, grand, très fort. C’était un prêtre libre, insermenté mais non réfractaire puisque, n’exerçant point de fonctions ecclésiastiques dans une paroisse, il n’avait pas eu à prêter le serment. Assez réputé comme rebouteux, il vivait de ce métier et d’une fortune personnelle. Au demeurant, individu plutôt brutal. L’an dernier, passant à cheval route d’Aixe, devant le Moulin-Blanc, interpellé par un cultivateur, il répondit à coups de bâton, ce qui lui valut des poursuites judiciaires. Il n’était guère aimé. Je ne serais pas surpris que quelque rancune soit à l’origine de cette tragédie. L’a-t-on dénoncé aux grenadiers comme détenteur d’armes ? Nous n’en savons rien encore, et on ne le saura probablement jamais. En fait d’armes, il possédait simplement un fusil de chasse. Les gardes nationaux, qui étaient trois, lui demandèrent de le leur remettre. Il refusa. Ils exigèrent, menaçants. Pour réponse, il en étendit deux par terre à coups de poing. Le troisième s’enfuit, grimpa vivement jusqu’à la place Dauphine pour quérir main-forte au corps de garde (il se trouve toujours au rez-de-chaussée de votre ancienne demeure, mais s’est agrandi de ton cabinet). Tout un détachement descendit au pas de course, baïonnette au canon, appréhenda l’abbé malgré sa résistance, tandis qu’on fouillait la maison du haut en bas sans y découvrir rien d’autre que le fusil à deux coups. Il fut saisi et son possesseur emmené non sans peine. Sa servante s’accrochait à ses basques pour le retenir, houspillait les gardes nationaux. Il se débattait lui-même si fort qu’il blessa l’un d’eux au visage. On réussit enfin à lui faire franchir la brève distance jusqu’à la place Dauphine, au milieu d’un peuple ameuté par ce remue-ménage, huant l’abbé. C’est Guineau qui commandait le poste. Il examina le fusil, le trouva chargé, dressa procès-verbal du tout, puis, ne sachant trop que faire du prisonnier, envoya chercher le juge de paix de la section : ton ancien confrère, Cousin. Par ce beau dimanche, il était à la campagne. À la mairie non plus il n’y avait personne en ce moment. Moi-même, croyant les choses calmées, j’étais allé avec ta mère à Thias porter les nouvelles à ton beau-père. Cependant, le bruit de l’arrestation se répandait par la ville. De toutes les sections, et jusque des faubourgs, de la Cité, du Naveix, les gens affluaient vers la place Dauphine qui se couvrait d’une foule en fièvre. Dans la rumeur de cette multitude sans cesse grossie, les
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