Les autels de la peur
féroces. Serrés devant la demeure du juge, les gardes en protégeaient encore la porte, lorsque soudain une volée de pierres défonça les fenêtres. Des hommes déchaînés les escaladèrent en se faisant la courte échelle. Ils entrèrent, plus de trente, dans la maison. Leur flot arriva irrésistiblement à l’étage où le prêtre était gardé par quatre chasseurs. On le leur arracha, on l’entraîna dans l’escalier où il trouva encore moyen, avec sa force herculéenne, de renverser plusieurs assaillants. Nous l’aperçûmes, sortant comme un lion. Il rugissait, il secouait la meute attachée à lui, il frappait des poings, de la tête. C’était une mêlée dantesque, qui poignait le cœur. Des tourbillons se creusaient dans la foule soulevée de vagues, on voyait des hommes catapultés rebondir contre les murs. Enfin cette mer se referma sur Chabrol, l’ensevelit, puis au bout d’un instant se retira, le laissant étendu au débouché de la rue des Filles-Notre-Dame. Il se haussa sur les coudes, levant un visage taché de sombre, que l’on devinait horriblement mutilé, retomba. Le silence succédait brusquement au tumulte. Les gens, terrifiés par ce qui venait de s’accomplir, reculaient. Ce fut dans un cercle vide que le malheureux se redressa une dernière fois, on entendait ses ahans. Ils s’éteignirent et il s’affaissa sur le côté. Nous restions pantelants d’horreur. Quelques forcenés qui criaient : « À la lanterne ! » tirèrent le cadavre pour le pendre au réverbère, mais la foule s’écoulait. Ils se dispersèrent avec elle, abandonnant le corps près de la pyramide, où nous le trouvâmes dans un état pitoyable. Le silence qui suit les catastrophes régnait à présent sur la petite place. Seuls restaient des grenadiers, des chasseurs, les officiers, le juge et nous. On parlait bas. Quelqu’un avait recouvert le visage de la victime avec un lambeau des vêtements déchirés.
« Cousin, hors d’état de procéder aux constatations, fit appeler son substitut, mander un chirurgien. Celui-ci, à la lueur d’une lanterne, releva cinq fractures du visage, du front, du crâne, ainsi que des plaies pénétrantes sur toute la tête et les épaules. Le substitut constata l’identité du défunt, attestée par les gardes nationaux. On avait envoyé quérir au dépositoire de l’Hôpital général un cercueil. Le corps y fut disposé, les gardes le portèrent au petit cimetière des Arènes. Nous suivions en silence, bouleversés. La nuit était sereine, la lune se levait. Une fois le cercueil placé dans l’église des Pénitents-Gris, Cousin ferma la porte du cimetière et confia les clefs au greffier pour qu’il les fît tenir au curé de la paroisse avec invitation d’effectuer la mise en terre dans la journée. Je quittai ces messieurs pour reprendre ma voiture. Il était deux heures du matin. Ta mère m’attendait dans la plus grande inquiétude. Je lui annonçai la nouvelle avec des ménagements, elle en fut néanmoins très affectée. Quant à moi, je dois te dire que je ne pus fermer l’œil. Je reste encore sous le coup de l’événement. La mort d’un homme, quel qu’il soit, dans de telles conditions est quelque chose d’abominable. Toute la ville l’a bien senti, il y règne une atmosphère de stupeur et de deuil. L’indignation s’en prend au corps municipal qui, dit-on, n’a su rien prévoir, rien empêcher. C’est une mauvaise querelle ; nous avons fait tout le possible, comme tu peux le voir. Néanmoins, l’absence d’un maire a peut-être eu quelque part dans cette tragédie. La déposition de ton beau-frère Naurissane, qui n’a pas été remplacé, laisse la municipalité sans tête. Dans un cas comme celui-ci, cela compte.
« Une enquête judiciaire est ouverte pour trouver les coupables. Montaudon et Dumas s’y emploient énergiquement. Ils n’aboutiront à rien. Moi qui ai vu le crime, je n’ai pas distingué les assassins : il y avait trop d’affluence, de mouvement et déjà trop de pénombre sur la place. Des rapports sont faits qui seront transmis aux ministres de l’Intérieur et de la Justice. J’ai voulu te narrer tout en détail pour le cas où il serait nécessaire que tu prennes la parole dans notre Société mère ou bien à la barre de l’Assemblée, afin de défendre la réputation de notre ville, car on ne manquera pas d’imputer ce malheur à un prétendu fanatisme jacobin. Ce n’est pas vrai. Les seuls
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