Les autels de la peur
Danton le premier.
— Allons, allons, protesta Claude, ne nous laissons pas gagner par la déception. Si nous nous mettons à soupçonner les plus déterminés patriotes !… Que Pétion soit un peu vain, glorieux et pas très intelligent, c’est sûr ; qu’il se vende, non, j’en suis certain. De même pour Santerre, pour Legendre. Chez Danton, il y a bien de l’insondable, trop d’ironie, de coups de tête, trop de sincérités différentes, et aussi trop d’argent dont on ne distingue point la source, mais en l’occurrence il voulait avec force ce mouvement, cela ne fait pas de doute. La vérité, voyez-vous, Jean, c’est peut-être, comme vous le dites, que nous avons tous plus ou moins peur de l’inconnu. C’est encore bien davantage ceci : la démocratie, par sa nature même, est lente, lourde à manier. Rien ne s’y fait que par concours, il faut du temps, des efforts, pour le réunir. En revanche, rien au monde n’égale sa puissance une fois le concert obtenu. Et nous l’obtiendrons, la prochaine fois ou la suivante. Pourvu que Brunswick nous le laisse, ce temps. »
Claude et Dubon devaient apprendre, un an plus tard, combien cette crainte de la république était forte jusque chez les plus ardents révolutionnaires. Vergniaud en personne, dont la parole avait fait, ainsi qu’il le voulait, entrer la terreur dans le palais des Médicis, essayait d’une entente avec le Roi. Vergniaud, l’ardent Guadet, Gensonné – comme, avant eux, Barnave, Duport, Lameth – tentaient de se faire les restaurateurs de la monarchie constitutionnelle au moment où leurs amis Barbaroux, Rebecqui préparaient tout pour l’abattre. À la demande du peintre Boze, les trois Brissotins lui avaient adressé une lettre exposant les moyens qu’ils croyaient propres à rétablir la situation du monarque. Sa conduite, écrivaient-ils, causait seule l’agitation générale et cette violence des clubs dont il se plaignait sans cesse. Il devait s’en rendre compte et comprendre que ses protestations de sincérité ne servaient à rien. Il fallait des actes en accord avec ses paroles : rompre effectivement avec les cours étrangères, choisir un ministère patriote, retirer à La Fayette son commandement, régler par une loi l’éducation du Dauphin selon les principes constitutionnels, créer pour la liste civile une comptabilité publique, enfin, montrer de toutes les manières qu’il était le représentant fidèle de la nation. Cette lettre fut transmise au Roi par Cléry, son valet de chambre, fort lié avec Boze.
Pour le moment, Claude ne connaissait rien de cette démarche, mais il devait, le jour même, et les suivants, vérifier ce qu’il avait constaté la nuit précédente : il n’existait aucune entente véritable entre ses divers amis. Il n’ignorait certes pas que les principaux parmi eux avaient chacun son parti, ses hommes, ses moyens propres. Il les croyait néanmoins suffisamment d’accord pour mener avec force une action commune. Or, le soir de ce lundi, il fut désabusé. Une rixe sanglante avec blessés et morts s’était produite aux Champs-Elysées, vers midi, entre Marseillais et royalistes. Un certain nombre de ceux-ci : gardes du corps licenciés, grenadiers de la garde nationale monarchiste, écrivains de la Cour, entre autres Suleau, Durozoy, ayant su qu’un banquet, offert par le faubourg Saint-Antoine aux volontaires du Midi, se préparait chez un restaurateur des Champs-Elysées, avaient commandé un repas chez le restaurateur voisin. Le temps retourné au beau avec une délicieuse fraîcheur, les tables avaient été dressées sous les arbres dans les deux jardins que séparait seule une palissade. Comme les convives criaient d’un côté « Vive le Roi ! » et de l’autre « Vive la nation ! » le tumulte n’avait pas tardé à survenir. Le peuple, conspuant les partisans de la Cour, avait lancé sur leur table de la boue laissée dans le fossé de l’avenue par l’orage. En quelques instants, la palissade renversée, l’affaire était devenue un véritable combat à coups de pistolets, de sabres et de baïonnettes, tandis que le bataillon des Filles-Saint-Thomas prenait les armes pour courir au secours des grenadiers, et qu’au Château on battait la générale, on mettait les canons en batterie. Finalement, Pétion avait réussi à ramener l’ordre.
Cette échaufîourée, préméditée par les royalistes, trahissait, disait-on, le dessein d’obtenir
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