Les autels de la peur
mais dans la partie de l’immeuble donnant sur la rue Saint-Honoré. Celle-ci semblait fort agitée, ce soir, beaucoup plus que le boulevard. Des bandes de fédérés – les Brestois en habit écarlate – et de sectionnaires la parcouraient en se tenant par le bras, en chantant le Ça ira et l’hymne des Marseillais. On apercevait à contre-jour dans la lumière déclinante des groupes de bonnets rouges devant le portail des Feuillants.
Chez Antoine, la discussion prit un tour très vif et dura longtemps. Claude sentait une sourde défiance contre Danton et Camille, à cause de leurs intentions orléanistes, évidemment. Mais Antoine l’était peut-être bien aussi. Lazouski, l’Alsacien Westermann surtout, penchaient à attendre Danton. Le directoire des fédérés se montrait tout à fait contre, avec Carra furieux de ce qu’il appelait la désertion de Danton. La nuit était close et Antoine avait depuis longtemps allumé la lampe, lorsqu’on s’accorda enfin à remettre le déclenchement de l’insurrection au jeudi. On en établit un plan. Cela non plus n’alla point sans débats, Legendre, Santerre, Lazouski reprenant leur vieille idée de forcer le Château pour emmener le Roi à Vincennes. Brusquement, au milieu de la dispute, la porte s’ouvrit, M me Duplay apparut, rouge de colère. « Qu’est-ce que ce tapage ! s’écria-t-elle. Voulez-vous désigner cette maison comme un foyer de conspirateurs et faire égorger Robespierre ?
— Eh ! il s’agit bien de Robespierre ! répliqua Antoine, assez monté. Qu’il se cache, s’il a peur. Si quelqu’un court le risque d’être égorgé, c’est nous. »
Minuit n’était pas loin lorsque Carra eut achevé de mettre au net la copie des dispositions adoptées : points de rassemblement, objectif de chaque bataillon, marche des colonnes. Tout cela semblait puéril à Claude instruit par l’expérience du 3o. On jouait à la guerre comme si la population parisienne eût été une armée prête à recevoir les ordres. Il ne dit rien cependant. On partit par deux ou trois pour ne point se signaler aux espions. En sortant de l’escalier dans la cour, au débouché de la longue voûte obscure qui ouvrait là-bas sur la rue, Claude et Camille se retournèrent. Au-dessus de l’atelier dont le vitrage, reflétant le clair de lune, luisait vaguement, une lumière studieuse découpait, à l’étage, la fenêtre derrière laquelle travaillait encore l’Incorruptible.
Par cette nuit chaude et claire, quelque animation subsistait dans le quartier, surtout vers le Palais-Royal. Legendre et Camille prirent la rue de l’Échelle avec Claude. Ils s’arrêtèrent devant sa porte. Le Carrousel était fortement gardé, et non point à présent pour empêcher un départ du Roi. Les bataillons feuillantins ou fayettistes eussent bien plutôt favorisé cette fuite. Mais le Roi ne voulait plus partir, il préférait attendre ici les armées de son neveu et de son cousin.
Dans la soirée suivante, Claude était avec Lise rue de La Harpe, chez les Roland, s’efforçant de leur montrer qu’il ne fallait pas quitter la place. « Une république du Midi ne représenterait pas la nation, ajouta-t-il.
— Assurément, dit Vergniaud. Croyez-nous, mes amis. Pour ma part, je vous le répète : c’est ici qu’il faut assurer le triomphe de la liberté ou périr avec elle. Si la représentation nationale sortait de Paris, ce ne pourrait être que comme Thémistocle, avec tous les citoyens. »
Ces propos furent interrompus par l’arrivée de Barbaroux, plus beau que jamais dans une tenue toute neuve de garde national. « Savez-vous d’où nous venons, Rebecqui et moi ? De chez Robespierre », annonça-t-il. Sergent et Fréron, dans le trouble où les plongeait l’éclipse de leur ami Danton, s’étaient laissé convaincre par Panis d’amener à Robespierre les jeunes chefs marseillais.
« Ils nous ont conduits chez Duplay, dit-il. C’est quelque chose d’incroyable. Un temple ! avec ses corybantes et son idole, dont l’effigie, un beau portrait, ma foi, trône sur la cheminée du salon. Dévotement, on nous a fait entrer dans le Saint des saints : une chambre qui se veut d’une simplicité toute Spartiate, lit en noyer, quelques livres sur des planches, petite table de bois blanc près de la fenêtre par laquelle on aperçoit un toit avec un peu de verdure grimpante. Mais l’indescriptible dans cette maison, c’est la multitude de petits
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