Les autels de la peur
Claude, cependant il conservait encore sa lucidité. Il protesta : « C’est insensé ! Vous allez courir à la boucherie. Avez-vous vu les canons, au Pont-Neuf et au Carrousel ?
— Ce sont ceux de la garde nationale, ils seront à nous, avec elle, dans quelques heures. Ne t’inquiète pas. »
Danton, malgré ses coups de gueule enflammés, semblait parfaitement maître de lui ; et même, cette lumière railleuse que l’on connaissait bien s’allumait par moments dans ses yeux bleu clair. Il jouait son va-tout, il en avait accepté le risque. Il donnait l’impression de savoir ce qu’il voulait et comment y parvenir. « Dubon, dit-il, va prendre ton poste au bureau des 48, et n’en bouge jusqu’à ce que j’arrive. Fais savoir à toutes les sections qu’elles ont à nommer trois commissaires pour siéger à l’Hôtel de ville ; ils devront se hâter de s’y réunir dès qu’ils entendront le tocsin. » Claude n’avait pas confiance : tout cela lui paraissait déraisonnable, impossible, irréel. Il partit avec son beau-frère. Le quartier bouillonnait, mais sur les quais tout était très calme, très quotidien. Sur la petite place du pont Saint-Michel, étroit entre sa double rangée de maisons, des badauds contemplaient un montreur d’animaux savants : un singe habillé en évêque, un ours qui dansait au son d’un orgue de Barbarie. Sur la levée du quai des Orfèvres, les pêcheurs habituels trempaient leur fil dans l’eau basse, jaune de soleil.
Claude avait voulu se rendre à son cabinet. Il n’y put demeurer, il était trop nerveux à son tour. Il envia son secrétaire, le substitut Faure, et son greffier qui travaillaient tous trois en conscience, donna quelques instructions puis passa au Département. Rœderer n’y était point, il se trouvait à l’Assemblée. Claude revint par la rue Saint-Honoré. Il y avait beaucoup de monde dehors, particulièrement aux abords du Palais-Royal. Une certaine effervescence se manifestait devant les Quinze-Vingts. La section, réunie dans la petite église, avait affiché à la porte son décret « d’insurrection permanente ». Claude entra. On le connaissait bien : c’était sa section jusqu’à ce que, en changeant d’immeuble, il eût hélas ! passé à celle des Filles-Saint-Thomas-du-Louvre. Les Quinze-Vingts, au milieu d’une rumeur et d’un certain tohu-bohu, désignaient en ce moment deux nouveaux commissaires pour compléter, avec Huguenin, leur délégation à l’Hôtel de ville. Carnot, logé à l’hôtel d’Arras, sur le Petit-Carrousel, dit à Claude : « Dommage que vous n’habitiez pas deux maisons plus près, on vous aurait envoyé à la Commune. » Et il ajouta : « C’est résolu, demain, nous attaquons.
— Fort bien. Vous savez ce que vous faites, je pense. Vous êtes mieux à même que moi de juger de ces choses. C’est votre métier, en somme. »
Cette détermination identique chez tant d’hommes si différents de nature donnait à réfléchir. Lazare Carnot, capitaine du génie dans l’ancienne armée et député du Pas-de-Calais, comme son frère Carnot-Feulens, n’avait rien de la versatilité d’un Desmoulins, rien du bovin Santerre, de l’abrupt Legendre, de l’aventureux et irrégulier Danton. Patriote ardent, mais caractère méthodique, réfléchi, avec un grand sens pratique, il apportait dans l’affaire son sérieux, ses garanties de technicien militaire, son indépendance politique, car il n’appartenait à aucun parti, il n’était pas inscrit aux Jacobins. S’il jugeait possible l’investissement des Tuileries, malgré les dispositions qu’il connaissait évidemment pour les voir de sa fenêtre, c’est que cela pouvait s’exécuter. Néanmoins, comme Claude, après avoir rapidement soupé, considérait encore une fois, du balcon, avec Lise, ce château sujet de tant de fièvres, il ne put s’empêcher de constater que la Cour royale ressemblait singulièrement à un piège. Le pavillon de l’Horloge, sous le soleil déclinant, la couvrait à présent de son ombre dans laquelle s’éteignait le rouge des uniformes, l’éclat vif du bronze. Les canons plus sombres n’en demeuraient pas moins menaçants, les Suisses pas moins nombreux ni moins redoutablement aguerris, et ce vaste rectangle vide, entouré de trois côtés par des bâtiments transformés en forteresses, faisait penser à une souricière. Claude eut un sentiment sinistre. Nul besoin, pour le
Weitere Kostenlose Bücher