Les Aventures de Nigel
serviteur ; et, toujours sauf votre respect, cela n’en est que pire. Si vous jouiez avec vos égaux, le péché serait le même, mais du moins il y aurait plus d’honneur aux yeux du monde. Votre Seigneurie sait, ou peut savoir par sa propre expérience, qui ne date encore que de quelques semaines, qu’une petite somme fait un grand vide dans la poche de celui qui n’en a pas d’autres. Et, pour être franc avec vous, j’ajouterai qu’on a remarqué que Votre Seigneurie ne joue qu’avec ces pauvres créatures égarées qui n’ont le moyen de perdre que de petits enjeux.
– Qui oserait parler ainsi ? s’écria Nigel d’un ton courroucé. Je joue avec qui bon me semble, et je ne risque que ce qu’il me plaît.
– C’est justement ce qu’on dit, milord, répondit l’impitoyable Richie, que son goût naturel pour sermonner et son éducation grossière empêchaient d’avoir une idée de ce qu’il faisait souffrir à son maître. Ce sont précisément les mots dont on se sert. Hier encore, à cet Ordinaire, il plut à Votre Seigneurie de gagner cinq livres sterling ou environ à ce jeune homme, ce demi-gentilhomme à pourpoint de velours cramoisi et à chapeau à plumet, celui qui s’est battu avec ce fanfaron de capitaine ; hé bien ! je l’ai vu sortir de la salle, et, s’il lui restait croix et pile dans la poche, je n’ai jamais vu un homme ruiné.
– Impossible ! Qui est-il donc ? il avait l’air d’un homme riche.
– Tout ce qui reluit n’est pas or, milord ; les broderies et les boutons d’argent vident les poches. Et si vous demandez qui il est… il est possible que je m’en doute et que je ne me soucie pas de le dire.
– Du moins, si je lui ai fait tort, dites-moi comment je puis le réparer.
– Ne vous inquiétez pas, milord ; toujours sauf respect. On aura convenablement soin de lui par la suite. Ne pensez à lui que comme à un homme qui s’en allait au diable en poste, et à qui Votre Seigneurie a donné, un coup d’épaule en chemin pour le pousser plus vite. Mais je l’arrêterai, si la raison le peut. Ainsi Votre Seigneurie n’a pas besoin de me faire plus de questions à ce sujet, car il n’est pas nécessaire que vous en sachiez davantage, tout au contraire.
– Écoutez-moi, coquin, s’écria Nigel ; j’ai eu mes raisons pour souffrir la liberté que vous prenez avec moi, mais n’abusez pas plus long-temps de ma bonté. Vous voulez partir ? hé bien ! au nom du ciel ! partez. Voici de quoi faire votre voyage. En même temps il lui mit en main quelques pièces d’or, que Richie compta l’une après l’autre avec beaucoup d’attention.
– Hé bien ! trouvez-vous votre compte ? demanda Nigel, très-piqué de la présomption avec laquelle Richie venait de lui donner une leçon de morale, quelqu’une des pièces vous paraît-elle trop légère ? Qui diable vous retient, quand vous étiez si pressé de partir il y a cinq minutes ?
– Le compte est juste, répondit Richie avec une gravité imperturbable ; et, quant au poids, quoique les gens de ce pays soient tellement difficiles qu’ils font la grimace à une pièce qui est un peu légère ou dont le bord est écorné, on sautera après celle-ci à Édimbourg, comme un coq après un grain d’orge. Les pièces d’or n’y sont pas en si grande abondance, malheureusement.
– Vous n’en êtes que plus fou, dit Nigel, dont la colère n’était jamais que momentanée, de quitter un pays où l’on n’en manque pas.
– Pour vous parler franchement, milord, répliqua Richie, la grâce de Dieu vaut mieux que des pièces d’or. Quand Goblin, comme vous appelez ce monsieur Lutin, et qu’on pourrait aussi bien nommer Gibet, car c’est là qu’il finira, vous recommandera un page, vous n’entendrez pas sortir de sa bouche une doctrine semblable à celle que je viens de vous prêcher. Mais quand ce seraient mes dernières paroles, milord, ajouta Richie en élevant la voix, je dois vous dire que vous êtes dans le mauvais chemin ; que vous êtes sorti de la route sur laquelle votre honorable père a toujours marché ; et, qui pis est, et encore sauf respect, que vous allez au diable avec un torchon attaché à votre dos ; car ceux qui vous font mener cette vie désordonnée sont les premiers à rire à vos dépens.
– À rire à mes dépens ! répéta Nigel, qui, comme la plupart des jeunes gens, était plus sensible au ridicule qu’à la raison. Qui ose rire à mes
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