Les Aventures de Nigel
deux débauchés, comme des fantômes que le matin avait surpris dans le même lieu où les avait laissés la nuit, et qui maintenant guidés par cet instinct que l’ivresse ne peut pas entièrement éteindre, gagnaient leur demeure d’un pas chancelant pour faire du jour la nuit, et se reposer de la débauche qui avait fait pour eux de la nuit le jour. Quoiqu’il fût grand jour dans tous les autres quartiers de la ville, l’aurore commençait à peine à poindre dans ceux de l’Alsace ; on n’y entendait pas encore le bruit de l’active industrie qui déjà depuis long-temps avait chassé le sommeil des autres parties de la ville. Le spectacle qu’offrait cette rue était trop désagréable pour retenir lord Glenvarloch dans cette situation ; aussi quittant la croisée, il examina avec intérêt l’ameublement de l’appartement qu’il habitait.
Les meubles, pour la plupart, avaient été dans leur temps riches et curieux. – Il y avait un énorme lit à quatre pieds, dont le bois ciselé avec art aurait suffi pour construire la poupe d’un vaisseau de guerre ; et les tentures semblaient assez vastes pour lui servir de voiles. On y voyait un énorme miroir avec un cadre de cuivre doré, de la manufacture de Venise, et qui devait avoir coûté une somme considérable avant qu’il eût reçu l’énorme fêlure qui le traversant d’un coin à l’autre, faisait sur sa surface le même effet que le Nil sur la carte d’Égypte. Les chaises étaient de formes et de grandeur différentes. Les unes avaient été ciselées, d’autres dorées, quelques-unes couvertes de damas, d’autres d’étoffes brodées ; mais toutes étaient endommagées et piquées par les vers. Sur la cheminée, un tableau représentant Susanne et les deux vieillards ; et l’on aurait pu le regarder comme un ouvrage de prix, si les rats n’eussent pas osé attenter au nez de la pudique juive, et ronger une partie de la barbe de l’un de ses révérends admirateurs.
En un mot, tout ce que voyait lord Glenvarloch semblait autant d’objets enlevés par les sergens ou achetés à vil prix chez un obscur fripier, et entassés dans cet appartement comme dans un magasin, sans ordre et sans goût.
Ce lieu parut à Nigel ressembler à ces maisons situées près des côtes de la mer, et qui sont trop souvent remplies des dépouilles des vaisseaux naufragés, comme celle-ci l’était probablement des dépouilles des malheureux ruinés. – Mon propre esquif se trouve au milieu des brisans, pensa Glenvarloch , quoique mon naufrage doive ajouter peu de chose aux richesses du voleur.
Son attention fut surtout attirée par l’état de la grille du foyer, énorme assemblage de barres de fer rouillées, plantées dans la cheminée, et inégalement soutenues par trois pieds de bronze en forme de griffes de lion, dont le quatrième, courbé par accident, semblait se redresser avec un orgueilleux dédain, comme s’il eût nourri l’ambitieux projet de s’avancer au milieu de l’appartement. Un léger sourire s’arrêta un moment sur le visage de Nigel, lorsque cette idée se présenta à son imagination. – Il faut pourtant que j’arrête sa marche, pensa-t-il, car il fait assez froid ce matin pour que l’on ait besoin de feu.
En conséquence il appela du haut d’un large escalier garni d’une longue balustrade de chêne qui conduisait à sa chambre et à plusieurs autres appartemens, car cette maison était antique et vaste. Mais personne ne répondit à ses appels répétés, et il fut obligé d’aller chercher quelqu’un qui pût lui procurer ce dont il avait besoin.
Nigel, conformément aux anciennes mœurs de l’Écosse, avait reçu une éducation qui sous beaucoup de rapports pouvait être regardée comme fort simple, mais sévère et exempte de faste. Néanmoins il avait été accoutumé à beaucoup d’égards personnels, et il avait toujours eu un ou deux domestiques à ses ordres. C’était une coutume générale en Écosse, où les gages se réduisaient presqu’à rien, et où un homme riche et puissant pouvait avoir autant de domestiques qu’il en voulait, pour les simples frais de la nourriture, de l’habillement et de l’entretien.
Nigel fut donc très mortifié de voir que personne ne se présentait pour le servir, et il le fut d’autant plus, qu’il était en même temps irrité contre lui-même de voir une si petite contrariété l’affecter, lorsque tant d’autres sujets plus importans auraient
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