Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
qu’Énée est venu un jour à
Carthage, comme le raconte le poète, les moins savants admettraient
qu’ils n’en savent rien, et les plus savants affirmeraient que ce ne n’est
pas vrai. Si au contraire je demande avec quelles lettres écrit-on le nom
d’Énée, tous ceux qui ont appris à lire répondent correctement en suivant le pacte et les conventions avec lesquels les hommes ont fixé entre
eux l’usage de ces signes. Et si je demande ce qui serait le plus embarrassant dans la vie de chacun : oublier la lecture et l’écriture ou oublier
ces fictions poétiques, qui ne voit la réponse de quiconque n’aurait pas
totalement perdu la tête ?
Oui, enfant j’étais dans l’erreur en préférant ces fictions aux connaissances plus utiles, ou plutôt en détestant celles-ci pour leur préférer les
autres. Oui. Un et un font deux, et deux et deux font quatre – cette
chanson m’était odieuse, mais très doux le spectacle de la vanité : le
cheval de bois plein de soldats et l’incendie de Troie, et l’ombre de
Creusa elle-même 8 .
23.
Mais alors pourquoi ai-je détesté apprendre le grec qui connaît pourtant lui aussi ce genre de fables rebattues ?
Prenez Homère, un habile compositeur de fictions. Délicieusement
vain, il a pourtant été amer à l’enfant que j’étais. Je crois bien qu’aux
enfants grecs Virgile l’est aussi quand ils doivent l’apprendre comme
moi Homère. Évidemment, il y avait la difficulté, oui la difficulté,
d’apprendre entièrement par cœur une langue étrangère qui rendait
amère la narration exquise des fables grecques. Je ne connaissais aucun
des mots et je devais les apprendre sous la menace et la violence de sauvages et terribles punitions.
Petit enfant, je ne connaissais non plus aucun des mots latins. Mais
j’ai pourtant appris à les reconnaître sans crainte ni tourment, sous les
caresses de mes nourrices, dans les rires et les bavardages, les jeux du
bonheur. Oui, j’ai appris ces mots sans le poids des punitions et de la
contrainte, sous l’impulsion de mon cœur désireux d’engendrer ses
propres concepts. Et cela aurait été impossible sans apprendre
quelques mots non pas de savants mais de simples interlocuteurs, et
sans pouvoir faire naître à leurs oreilles toutes mes émotions.
Cela met bien en lumière l’efficacité supérieure, dans cet apprentissage, d’une libre curiosité sur une contrainte fastidieuse. Mais les flots
de la première sont endigués par la seconde, grâce à tes lois, Dieu, tes
lois depuis les férules des maîtres jusqu’aux épreuves des martyrs. Tes
lois, capables d’un tel mélange amer et salutaire, qui nous rappellent à
toi pour nous arracher des charmes puants qui nous ont écartés de toi.
24.
Seigneur. Écoute ma prière.
Courage sous ta discipline.
Courage dans l’aveu de ton amour qui m’a tiré de mes mauvais chemins.
Deviens plus doux avec moi que toutes les séductions que je suivais.
T’aimer avec force.
Embrasser ta main de tout mon cœur.
Arrache-moi de chaque épreuve jusqu’à la fin.
Oui, Seigneur, mon roi et mon Dieu, je mets à ton service tout ce que
j’ai appris enfant d’utile, tout ce que j’ai pu dire, écrire, lire et compter.
J’apprenais des bêtises, mais tu me donnais la rigueur nécessaire pour
apprendre. Et quand j’ai fait l’erreur de prendre du plaisir à ces bêtises,
tu m’as pardonné.
Oui, j’ai appris de cette façon de nombreux mots utiles, mais on peut
tout aussi bien les apprendre ailleurs que dans ces bêtises. Et c’est cette
voie sans danger que devraient emprunter les enfants.
25.
Malheur à toi, fleuve des traditions humaines.
Qui te résistera ? combien de temps encore pour que tu sois à sec ?
jusqu’à quand rouleras-tu les fils d’Ève dans l’immense mer effrayante
que traversent avec peine ceux qui s’embarquent sur le bois ?
J’ai lu avec toi que Jupiter était à la fois tonnerre et adultère ! Bien
sûr, il ne pouvait être les deux à la fois, mais il s’agissait d’autoriser un
adultère réel par le biais de la représentation d’un tonnerre fictif. Or qui
de ces maîtres à capuche entendrait d’une oreille mesurée un homme
issu de la même poussière crier et dire : pour Homère, il s’agit de représentations qui prêtent aux dieux des traits humains. Je préférerais
qu’elles nous prêtent des traits divins !
Il vaudrait mieux dire que, certes, il s’agit bien pour Homère
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