Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
quitter l’enfance c’est
affronter tant de flots si menaçants. Ma mère le savait bien. Elle a préféré exposer à ces flots la terre brute d’où plus tard serait issue ma
forme plutôt que déjà l’effigie elle-même.
19.
Dans cette enfance, moins effrayante pour moi que l’adolescence, je
n’ai pas aimé apprendre, et je n’ai pas supporté d’y être forcé. Mais
on m’a forcé, et c’était bien fait pour moi. Je ne m’appliquais pas et je
n’aurais pas appris sans y être forcé. Mais personne ne fait bien quelque
chose à contrecœur même si ce qu’il fait est juste. Et si ceux qui m’ont
forcé n’ont pas bien agi, c’était pourtant encore un bien que tu me faisais, mon Dieu. On n’imaginait pas à quoi me servirait ce qu’on me forçait à apprendre, si ce n’est à assouvir d’inassouvissables envies d’une
richesse misérable et d’une gloire honteuse. Oui, toi qui fais le compte
de nos cheveux, tu as utilisé dans mon intérêt l’erreur de tous qui insistaient pour que j’apprenne, et tu as utilisé pour ma punition que je
méritais bien, ma propre obstination à ne pas apprendre.
Si faible enfant, si grand criminel.
Avec ce qui n’était pas bien, tu me faisais du bien.
Et de mon propre crime, tu faisais une juste récompense.
Tu l’as dit et c’est vrai : une âme détraquée est à elle-même sa propre
punition.
20.
Pourquoi ai-je tant détesté les cours de grec dont je fus abreuvé dès
ma petite enfance ?
Je n’y ai toujours pas suffisamment réfléchi. Et si je me suis passionné en revanche pour le latin, ce ne fut pas grâce à mes premiers
maîtres mais au latin des grammairiens 6 , comme on les appelle. Eh
oui, l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul a correspondu pour moi à une punition écrasante, comme en apprenant le
grec. Mais d’où venait ce sentiment sinon du crime et de la vanité de
la vie qui faisaient de moi une chair, un souffle qui passe et ne revient
pas ? Ces premiers rudiments ont pourtant été les meilleurs, et les plus
solides. Ils m’ont permis – c’est fait et c’est à moi aujourd’hui – de pouvoir lire si je tombe sur un écrit, et d’écrire à mon tour si je le veux.
Apprentissage très différent de ces études où j’étais forcé de retenir les
errements d’un je ne sais quel Énée, au point d’en oublier mes propres
errements, et de pleurer la mort de Didon 7 parce qu’elle se serait tuée
par amour pendant que moi-même, en leur compagnie, je mourais loin
de toi, Dieu ma vie.
Et j’ai tout enduré les yeux secs, dans mon très grand malheur.
21.
Oui, quoi de plus malheureux qu’un malheureux incapable de
plaindre son propre malheur et qui verse des larmes sur Didon morte
par amour pour Énée, mais n’a aucune larme pour sa propre mort de
ne pas t’aimer ?
Dieu lumière de mon cœur
pain de la bouche intérieure de mon âme
puissance épousant mon esprit
le pli de mes pensées
Je ne t’aimais pas et je me prostituais loin de toi.
Se prostituer, c’est entendre partout : vas-y, vas-y.
Aimer ce monde, c’est se prostituer loin de toi.
Vas-y, vas-y, dit-on pour faire honte à celui qui n’est pas comme nous.
Mais je ne pleurais pas pour ça, je pleurais sur Didon
Qui aux dernières extrémités s’est tuée par le fer.
Et je poursuivais tes dernières créatures, après t’avoir abandonné.
Terre, je retournais à la terre.
Si l’on m’avait interdit ces lectures, j’aurais souffert de ne pas lire ce
qui me faisait souffrir. J’étais fou de trouver ces lectures plus honorables et plus nourrissantes que mon apprentissage de la lecture et de
l’écriture.
22.
Mais aujourd’hui, mon Dieu, pousse un cri.
Je veux entendre ta vérité me dire : non, pas du tout, non. Le meilleur
enseignement, c’est bien celui des premiers rudiments.
Oui, je suis prêt à oublier les errements d’Énée, et toutes les fables
du genre, plutôt que l’écriture et la lecture. Et, dira-t-on, les tentures
d’apparat accrochées au seuil des écoles de grammaire représentent
moins le prestige de l’ésotérisme que le voile de l’erreur.
Je n’ai plus peur de ceux qui crient contre moi. Je t’avoue mes désirs,
mon Dieu, et je trouve le repos en condamnant les mauvais chemins
que j’ai empruntés et en aimant tes bons chemins.
Ils ne peuvent plus crier contre moi, les marchands ou les clients de
grammaire. Si je leur demandais s’il est vrai
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