Les champs de bataille
côté de partisans de la peine de mort et de l’exclusion des immigrés que Jean Moulin ne se fût compromis avec Jehan de Castellane ou Michel de Camaret, cagoulards, amis de Barrès, connaissances de Hardy, pour manifester pour ou contre Munich avant la déclaration de guerre. On choisit son voisinage. Il est de droite ou il est de gauche. Ce n’est pas la même chose.
A vingt ans, songe encore le juge, René Hardy lisait Le Populaire. Il était membre de la Ligue des droits de l’homme. Il fit même un passage éclair au Parti communiste. Comme Doriot, Déat et leurs amis. A l’époque, on franchissait aisément la ligne jaune avant de reprendre la route en sens contraire. Aujourd’hui, de même. Passé commun, présents composés.
Au fil des années, le juge a vu beaucoup de ses amis s’écarter des lignes qui étaient les leurs dans leur jeunesse. Il a fini par s’éloigner d’eux, doucement, sans violence, comme un bateau dérivant seul. Ils se retrouvaient jadis dans les manifestations contre : contre les barricades d’Alger, contre l’assassinat de Martin LutherKing, contre la guerre au Vietnam, contre l’assassinat de Salvador Allende… L’âge les a peu à peu poussés sur les bas-côtés des rassemblements. Faute d’être allés où que ce soit, ils sont revenus de tout. Naguère prompts à lever le poing, ils se sont assis sur les combats de leur jeunesse. Après les avoir dépréciés, ils les ont niés. Le pays, la Nation, les hymnes patriotiques sont devenus dans leur bouche des concepts défendables. Hier, ils condamnaient l’invasion de la baie des Cochons. Plus tard, ils ont applaudi à l’occupation de l’Irak, admis le néolibéralisme comme le stade indépassable et moderne de l’impérialisme naguère tant combattu. Ils ne descendent plus dans la rue, pas plus le 1 er mai que pour la défense des sans-droits. Contre l’extrême droite, éventuellement, car ils retrouvent là l’odeur de leurs anciens combats, omettant de s’avouer que celui-ci ne comporte aucun risque tant s’est généralisée la désignation de boucs émissaires hideux. Ils ont oublié les deux Pierre, Goldman et Overney. Ils applaudissent 1936 et la semaine de quarante heures mais estiment que les trente-cinq heures, soixante ans après, sont une aberration économique. C’est ainsi qu’ils jugent, selon ce critère unique : l’économie. Les conquêtes sociales ne les intéressent plus.Ils sont réalistes : ils demandent le possible. Ils ne rêvent pas, espèrent peu, l’utopie leur apparaît comme un enfantillage. Certains votent à droite tout en revendiquant une appartenance morale à la gauche. C’est celle-ci qui a trahi, disent-ils, non eux-mêmes. Dans le meilleur des cas, ils sont devenus les premiers gardiens du temple qu’ils fracassaient dans leur jeunesse. Au pire, ils mêlent leurs voix, devenues souveraines, à celles qu’applaudiraient René Hardy et ses camarades s’ils vivaient encore. Gauche et droite assemblées. Rouges et bruns. Riposte laïque et Bloc identitaire.
Au cours de l’été 1940, le préfet de l’Eure-et-Loire Jean Moulin transmettait des tracts communistes à ses autorités de tutelle. Obéissant aux ordres, il saisissait la presse communiste et pourchassait les militants du Parti. Le pacte germano-soviétique l’avait révolté. Rouges et bruns, cette fois déjà, assemblés. Mais c’était la guerre, et l’alliance était tactique. Moulin l’ignorait. Lorsque, en juillet 1941, les Allemands entrèrent en masse sur le territoire de l’Union soviétique, il était devenu Mercier. Il portait une fausse moustache, un cache-nez, un feutre. Il était clandestin. En zone occupée, il contacta ses anciens amis de la guerred’Espagne, dont beaucoup étaient ou avaient été communistes. En zone sud, il croisa les chefs des premiers mouvements de résistance, encore embryonnaires, souvent issus de la droite et de l’extrême droite. Peu importait l’origine politique de ceux qu’il rencontrait. Il cherchait des patriotes. Gauche et droite assemblées. C’était la guerre, et l’alliance était tactique.
Il a donné la main à toutes les idéologies résistantes tant qu’il s’agissait de combattre l’occupant et tant que les mouvements se conformaient à cet impératif catégorique. Il a traité avec les communistes, mais seulement après la rupture du pacte germano-soviétique, et parcimonieusement, car ils refusaient de se soumettre à
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