Les champs de bataille

l’autorité de Londres. A partir du printemps 1943, les composantes politiques de la Résistance se sont ralliées à lui, mais dans la violence et très difficilement. L’après-guerre se profilant, les idéologies résistantes redevenaient des idéologies politiques. Les combats d’avant guerre renaissaient. Hardy et Barrès d’un côté, Max de l’autre. Après, des prestidigitateurs de talent se sont chargés de rebattre les cartes pour créer une icône, la placer au centre exact de la scène et la faire applaudir par l’assemblée des patriotes, toutes tendances mêlées.
     
    Le juge n’a jamais confondu droite et gauche. Dans les années 60, la question du colonialisme traçait des frontières qui marquaient clairement les territoires. Le juge était pour l’indépendance de l’Algérie et contre l’OAS. Plus tard, contre le blocus de Cuba, contre la guerre au Vietnam, contre le putsch des colonels en Grèce, pour la défense des catholiques en Irlande du Nord. La torture et la peine de mort lui étaient odieuses – l’époque tenait l’une pour admissible et l’autre pour indispensable. Tout cela le plaçait dans un camp qui n’était pas majoritaire : celui des battus de l’Histoire. Les autres défendaient la grandeur de la Nation, qui justifiait le recours à l’insupportable. Le juge considérait qu’il y avait là deux regards inconciliables portés sur le monde, et cette grille de lecture lui permit toujours de distinguer la droite de la gauche. Il l’utilise encore. Il y a ceux qui placent l’Homme et ses droits au centre de leur paysage, et ceux qui y placent l’Homme et ses intérêts. Le droit des uns ne peut nuire au droit des autres ; l’intérêt des uns va toujours contre l’intérêt des autres.
    Le juge n’a jamais adhéré à un mouvement politique, ne s’est jamais battu davantage qu’en participant à quelques manifestations, mais il a souvent défendu devant sescollègues les utopies réalistes. Elles sont un aiguillon dans le ventre des majorités. Le juge se souvient que c’est grâce à ces déraisons, considérées d’abord comme iconoclastes, antinationales, voire barbares et criminelles, que la pratique de la torture a cessé en Algérie, que la peine de mort a été abolie, que les QHS ont été supprimés, que l’avortement a été légalisé. Il se souvient aussi de ses origines, étant lui-même un battu de l’Histoire, orphelin de père et de mère, considéré par les siens comme une exception dans le milieu de la justice – autant par ses pairs que par les prévenus introduits dans son bureau : ils regardaient, interloqués, ce magistrat si différent des autres, résistant mal à un mouvement de surprise que le juge ne remarquait plus, même s’il en avait beaucoup souffert.
    Il se souvient de son identité, des quelques racines qu’il s’est inventées pour grandir. Il se souvient de la scène primitive, l’homme cherchant sa carotide dans l’ombre d’une cellule, et il y voit le premier acte de résistance de Jean Moulin, rebelle à un ordre qui le tuerait comme il en avait tué des millions d’autres, parmi lesquels, ô douleur, les propres parents du juge.

 
    Il sortit pour acheter une paire de jumelles. Il passa devant la tour qu’il voyait depuis ses fenêtres, puis il poursuivit jusqu’à l’école de son quartier où il aimait s’arrêter : le chant des enfants jouant dans la cour de récréation, de l’autre côté du mur, l’apaisait. Mais ils étaient certainement en vacances ce jour-là car la cour était silencieuse.
    Il attendit quelques minutes puis, décontenancé, poursuivit sa route jusqu’à la grande surface où il faisait habituellement ses courses. Il prit un chariot, qui lui offrait une contenance. Il le promena entre les rayons, acheta du cirage, une bouteille d’eau de Javel et une paire de jumelles en plastique qu’il découvrit avec les jeux d’enfants. Revenant vers les caisses, il fut stoppé par une bande de jeunes gens qui festoyaient autour d’un pique-nique sauvage : ayant déballé des paquets pris dansles rayons, ils offraient des mets et des boissons à la clientèle. Ils chantaient. Une partie du public se détournait ; une autre les rejoignait. Le juge fut de ceux-là. Il but le contenu d’un verre qu’on lui colla entre les mains, avala une poignée de bonbons et regarda, tout sourire, des mains emplir son panier de provisions inhabituelles. Autour de lui, les jeunes gens