Les champs de bataille
apostrophaient les quidams passant. Ils exprimaient un point de vue qui ne déplaisait pas au juge : la société ne cessait de vilipender les indigents, les accusant de profiter des largesses généreusement offertes par la communauté, alors qu’à l’autre bout on se la coulait douce sans jamais subir ces opprobres humiliants. A la misère matérielle s’ajoutait la misère humaine – les jeunes gens proposaient ce jour-là de combattre la seconde en manifestant contre elle, et la première en s’emplissant la panse.
Ils le firent jusqu’au moment où les vigiles déboulèrent sous le regard approbateur d’une partie de la clientèle. Ils s’éparpillèrent dans les chants et les rires, laissant le juge face à un panier plein qu’il abandonna après avoir récupéré sa paire de jumelles, le cirage et l’eau de Javel.
Il s’arrêta au rayon « vêtements homme », fit muettement ses comptes avant de décider d’acheter une écharpe de laine et un chapeaumou. Il s’en coiffa, s’observa dans la glace, conclut que ce n’était pas tout à fait cela mais les emporta quand même, paya, sortit après avoir enfourné son petit matériel dans un sac en plastique.
Dehors, il fut agressé par le vacarme d’un convoi officiel filant vers les palais nationaux : une voiture aux vitres fumées encadrée par des motards aux sirènes hululant. Ils bloquèrent la circulation sur le boulevard, créant une turbulence dont ils s’extirpèrent très vite. Dix secondes pour ouvrir une blessure, autant pour la refermer. Le pouvoir s’étant bientôt évanoui dans les limbes d’une urgence indéfinie, la vie d’avant reprit un cours plus serein, et le juge descendit vers Saint-Michel.
Il s’arrêta entre les deux bras de la Seine. Il connaissait parfaitement ces paysages, le vide des quais précédant l’enceinte noire flanquée de ses tourelles, la perspective du fleuve en amont, le boulevard filant vers la gare. Dans le moutonnement d’un ciel bas, son regard chercha les clochetons noirs de la Conciergerie. Il s’y attarda quelques minutes puis, d’un pas lent, suivit le chemin qu’il parcourait chaque soir lorsqu’il quittait son bureau du quai des Orfèvres. Un fourgon de l’administration pénitentiaire le dépassa. Il roulait vers Fresnes oula Santé. Le juge entrevit des mains serrant le grillage des fenêtres, un regard curieux, hébété, qui disparut bientôt dans les remous de la circulation. Hardy, peut-être, soixante-cinq ans plus tôt, après une éprouvante séance d’instruction.
Chaque fois qu’il traversait la Seine, remontant le boulevard Saint-Michel, le juge imaginait les journées de liesse qui accompagnèrent la Libération, moins celles des Champs-Elysées que celles du Quartier latin. S’il avait eu l’âge de son père, ou de Max, le 25 août 44, du haut d’un balcon de la place Denfert-Rochereau, il aurait vu arriver les premiers chars de la 2 e DB de Leclerc. Leurs noms étaient peinturlurés sur les blindages verdâtres : Guernica, Madrid, Guadalajara. Les premiers engins à entrer dans Paris étaient pilotés par les combattants défaits de la République espagnole qui s’étaient engagés dans les troupes françaises d’Afrique du Nord.
S’il avait dû tracer la biographie rêvée de ce père qu’il n’a pas connu, le juge aurait ouvert la première page ce jour de juillet 1936, lorsque les troupes franquistes se soulevèrent contre le gouvernement élu de Madrid ; il aurait achevé ce chapitre-là dans le bain de sang des victimes de Franco, puis aurait commencéle suivant place Denfert-Rochereau, le matin où Guernica, Madrid et Guadalajara entrèrent dans Paris. Il aurait élevé une stèle à ces héros de l’Histoire dont les pères bâtirent la Commune et les petits-enfants défendent les sans-droits qui peuplent les cités du monde. (Le juge reprend un terme venu à son esprit : soulèvement. Bien que souvent présentée sous ce vocable héroïque, la prise de pouvoir du général Franco ne fut ni plus ni moins qu’un coup d’Etat, un coup d’Etat militaire ; un putsch, comme il s’en est produit en Grèce, au Chili, à Budapest, à Prague. Le soulèvement est l’affaire du peuple, le peuple des révolutionnaires français en 89, deux cents ans plus tard le peuple des briseurs du mur de Berlin, le peuple soulevé contre les dictatures arabes.)
Murmure le juge.
Chaque fois qu’il quittait son bureau du quai des Orfèvres, il
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