Les champs de bataille
traversait la Seine et remontait le boulevard Saint-Michel. Souvent, il songeait que deux ans après la fin de l’Occupation, une nouvelle guerre s’était déclenchée, une guerre opposant la droite et la gauche, guerre froide entre les blocs, Corée, Vietnam, chasse aux sorcières de l’autre côté de l’Atlantique, renvoi des ministres communistes, démission de Léon Blum en France. Tout cela bien avant ledébarquement de la baie des Cochons et le renversement de Salvador Allende au Chili.
Il songeait, il songe encore que la libération de Paris fut le seul moment où droite et gauche assemblées fêtèrent un événement national, les joies collectives étant en général peu partagées et souvent le fait de la gauche. Jean Moulin avait sans doute célébré dans la liesse la victoire du Front populaire, tout comme Pierre Mendès France, et, s’il avait vécu, le premier aurait certainement retrouvé le second place de la Bastille le 10 mai 1981. Ce fut une fête grandiose. Il en est peu qui signent avec autant de panache et d’espoir l’avènement d’un nouveau monde. Ce fut un soulèvement de joie.
Les fêtes de la droite, songe le juge, sont à l’image de ses victoires : empesées. Elles n’emportent rien puisqu’elles ne gagnent que pour conserver. Le conservatisme est une affaire de vieux, et les vieux ne savent plus danser. Quand elle se rassemble, la droite se retrouve en bas de ce parcours royal, Concorde-place de l’Etoile, tandis que la gauche défile entre Bastille et République. Les rois et leurs descendants conservent l’Arc de triomphe et la Concorde, alors que le peuple reconquiert chaque fois la Bastille. A droite, c’est Louis XVI ; à gauche, 1789. Quant à l’extrême droite, elle a beauprétendre tailler des croupières horizontales entre les groupes et les partis, elle s’incline toujours devant Jeanne d’Arc, icône du Roi et de la Nation.
Cette nation en danger, ce roi en perdition, ont suscité la plus grande manifestation de la droite depuis un demi-siècle. Le juge n’y a pas assisté, bien sûr. Mais il se souvient qu’en mai 1968 ils furent un million à marcher d’un pas brinquebalant sur le macadam bien policé conduisant à la place de l’Etoile. Ils reprenaient le guidon de la France après l’avoir cru perdu. Ils s’étaient assemblés devant le Soldat inconnu, mur des Fédérés de la droite, et avaient remis d’aplomb le képi du général de Gaulle, malmené par les enragés du Quartier latin. (Le juge n’a rien oublié des mots utilisés car ils l’avaient mis en fureur par l’état d’esprit qu’ils traduisaient : ces personnes parleraient bientôt de l’immolation de Jan Palach, qui se sacrifierait place Wenceslas à Prague, comme d’ un acte de protestation contre l’invasion de son pays par les troupes soviétiques, selon les termes exacts employés à l’époque par ceux qui considéraient qu’un type qui s’asperge d’essence sur une place publique, craque une allumette, se fout le feu et meurt carbonisé en torche hurlante commet un acte de protestation – alors que les étudiants de Nanterre qui demandaient en 68 à accéder aux dortoirs des filles étaient tenus pour des enragés. )
Juché sur la crinière du lion de Belfort, le juge comptait les cars de CRS qui descendaient le boulevard, suivant, vingt-cinq ans plus tard, la route empruntée par Guernica, Madrid et Guadalajara.
Il savait que d’autres chars s’assemblaient aux confins de Rambouillet. L’ordre de recourir à l’armée avait été donné par l’ex-libérateur de la France, pour lequel Max était mort. Lorsqu’il promène ses jumelles historiques de ce côté-là du pays, le juge a peine à croire qu’un général gouvernait alors. Il se souvient pourtant qu’il apparaissait parfois en uniforme sur les écrans de télévision. La voix de son maître. Vingt-trois ans après la fin de la guerre qui l’avait légitimé aux yeux de tous, il y avait quelque chose d’obscène à le voir ainsi vêtu déambuler sur la scène des théâtres quotidiens. Quel autre pays d’Europe occidentale pouvait se vanter d’exhiber pareil personnage ? Nul ne considérait ce général en képi les jours de gloire, en manteau sombre les soirs d’exil, comme un dictateur ; plutôt comme une momie emmaillotée dans des bandelettes qui le comprimaient en même temps que la sociétédont il se proclamait le guide. Tandis que les grévistes défilaient à sept cent
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