Les champs de bataille
l’assertion du prévenu : en René Hardy, Klaus Barbie n’avait pas reconnu Didot, le chef de Résistance-Fer.
Il demanda :
« Vous étiez seul avec Barbie ?
— Tout à fait seul.
— Pas de témoin ? Pas de déposition ?
— Rien. »
Hardy souriait avec une assurance tranquille.
« Vous vous en sortez bien, marmonna le juge. Mais j’ai quand même une mauvaise nouvelle à vous annoncer. »
Il rassembla ses feuilles et ses dossiers : il comptait les éplucher la nuit suivante afin d’y chercher les points et les virgules qui ponctueraient la séance du lendemain. Il dormirait mal, incertain de pouvoir accoster sur un rivage clairement dessiné. Mais l’autre ne s’en sortirait pas mieux.
« Votre avocat vient de nous faire savoir qu’il se dessaisissait du dossier.
— Le mien ? fit Hardy avec stupeur.
— Il estime qu’en ne lui avouant pas votre arrestation dans le train, vous lui avez menti d’une manière irrattrapable. »
Le juge se leva.
« Je vais vous faire ramener. Nous poursuivrons demain matin. »
1 - Extrait de l’interview de René Hardy accordée en 1984 au journaliste Ladislas de Hoyos.
L’école était fermée. Le juge suivit un groupe de jeunes gens qui convergeaient vers la place Léon-Blum. Il comptait pousser jusqu’à la rue de Charonne, s’arrêter boulevard Voltaire, revenir sur ses pas, préparer l’instruction du lendemain, se coucher avec le soleil.
Un homme le bouscula. Il marchait comme on conduit, contournant à gauche pour se rabattre et doubler sur la droite, ralentissant le pas au dernier instant tout en cherchant, devant lui, une ouverture par où se faufiler. Il serrait les coudes contre ses hanches pour passer mieux encore, se retournait, l’œil courroucé, klaxonnant du regard celle ou celui qui ne s’était pas rabattu assez vite. A l’évidence, il maudissait in petto les nonchalants qui n’avaient rien d’autre à faire qu’à traînasser sur les trottoirs un jour de semaine, vieux, chômeurs, SDF – maraudeurs de temps, bouffeurs d’espaces, gnomes inutiles.
Le juge traversa la place Léon-Blum. S’étant assis sur un banc devant le 179 du boulevard Voltaire, il se souvint que Klaus Barbie campait dans son bureau avec un chien. Il s’appelait Wolf. Wolf obéissait aux ordres de son maître. Il suffisait que celui-ci lui dise « Wolf, mords le Juif ! » pour que le berger s’élance. « Wolf, arrête ! », et Wolf arrêtait. Barbie surveillait, le nerf de bœuf à la main. Il en frottait le visage sanguinolent de ceux qu’il torturait, revenus de la baignoire ou y étant emportés, pendus par les bras ou par les pieds à des potences installées dans les caves de Montluc, les poignets arrachés par des menottes à dents, les testicules brûlés à l’électricité, le corps martyrisé par les fouets, les gencives enfoncées, le sang, les hurlements, le rire des bourreaux, Barbie soi-même ou ses adjoints, ivres de bière et de rhum, en costumes gris et uniformes nazis ou de miliciens.
C’est à quoi pensait le juge lorsque, planté devant son téléviseur, il regardait, noué par l’hébétude, Klaus Barbie pénétrant dans la salle de la cour d’assises du Rhône, en mai 1987. Un bonhomme aimable, souriant, enfermé à son tour dans la prison de Montluc où tant de ses victimes avaient péri.
Le juge avait suivi la totalité du procès deKlaus Barbie, moins pour les révélations qui en surgiraient (et qui ne lui eussent rien appris) que pour ce spectacle exceptionnel qu’il donnait à voir : un bourreau face à ses victimes. Un homme de soixante-dix ans, apparemment bien portant, costumé, cravaté, observant sans intérêt véritable la scène où il était jugé, les témoins l’accusant des crimes les plus odieux, les avocats révoltés, un président d’une patience exemplaire, et les survivants, ceux des coups, des camps, le dévisageant à travers les larmes de leurs morts, les leurs aussi, et lui, monstre absolu, ne se départant pas d’une légèreté narquoise, d’une impassibilité supérieure, comme si aucune des gouttes de sang par lui répandues ne l’avait jamais atteint.
Il envoyait Wolf pour déchirer les chairs, mais il était un chat. Ce que confirmèrent les psychiatres. Ronronnant avec lui-même, sensible, cultivé, moralisateur, se contrôlant parfaitement ; dépourvu de toute psychopathologie particulière, sans syndrome névrotique majeur, pas de démence, bref,
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