Les champs de bataille
un individu normal. « Un bon flic », selon René Hardy.
Mais un chat. Il ne maltraite pas aussitôt les prisonniers amenés de la maison du docteur jusqu’à l’Ecole de santé militaire. D’abord, il les interroge. Il libère les vrais patients. Les autressont regroupés dans les caves du sous-sol. Tous se demandent comment ils sont tombés, s’il y a eu maladresse ou trahison, s’ils étaient filés, depuis quand… Parmi eux, Jacques Martel, décorateur, propriétaire d’une galerie à Nice. Ce n’est pas lui que Klaus Barbie fait monter tout d’abord. Il ne le soupçonne pas. Il est à peine interrogé. Le premier soir, comme on les conduit, lui et ses compagnons, dans les profondeurs de la prison de Montluc, il peut espérer s’en sortir. Ses faux papiers, la lettre de recommandation adressée au docteur, tout cela est solide. Si personne ne parle, il pourrait passer pour un patient emmené par erreur. Il serait libéré.
Mais Klaus Barbie est un chat. Lorsqu’il s’élance, il est d’un sadisme effrayant. Le matin du deuxième jour, il fait transférer ses prisonniers de Montluc aux caves de l’Ecole de santé militaire. Il en fait monter un, puis deux, puis trois, parfois séparément, parfois ensemble. Il les frappe atrocement. Les plus chanceux s’évanouissent. Thomas, plus abîmé qu’aucun autre, est conduit devant un peloton d’exécution. Simulacre de mort. Il ne parle pas. Le soir du deuxième jour, Max n’a toujours pas été identifié. Il retrouve Montluc et sa cellule. Le lendemain, Barbie brise Thomas. Au coursde l’après-midi, Jean Moulin est amené dans le grand bureau que René Hardy a quitté deux semaines auparavant. Il est face à son bourreau. Détruit, ramené sanguinolent, méconnaissable, inconscient à Montluc, il n’a pas ouvert la bouche. Le lendemain, pas davantage. Il tente de se suicider en se jetant dans les escaliers, il se frappe la tête contre les murs, on le relève, on le maintient en vie. Car le chat griffe, frappe, coupe, ampute, mais il ne tue pas aussitôt. Il prend son temps. Son temps et son plaisir. Il jouit des douleurs provoquées. Maître des salles de tortures, il commande au ruissellement du sang. Pas trop vite. Il dit : « Vous parlerez. Ils parlent tous. » Le sourire avant la schlague. Et le regard. C’est à cela que les victimes reconnaissent toujours leur bourreau : l’œil qui les fixe tandis qu’ils s’épuisent à survivre. Quarante ans après, le beau vieillard derrière sa paroi de verre, un peu chauve, le sourire en couteau, ailleurs mais aimable, la voix égale, le ton bien élevé, cet homme si respectable pouvait tout masquer, et même transfigurer, sauf le regard. Ils dirent, les suppliciés, des yeux sombres, terribles, des yeux de rapace, de chacal, de bête féroce, gris acier, inoubliables.
Klaus Barbie bâillait à l’énoncé du verdict le condamnant à la prison à perpétuité. Ilavait refusé de parler, il ne manifesta nul regret, ne porta aucune critique à l’encontre du système nazi dont il fut un soldat méritant. En somme, un bourreau très ordinaire. Observant cet aimable grand-père qui disparaissait dans les sous-sols du tribunal, l’imaginant au parloir face à ses enfants et petits-enfants, le juge se demandait comment un système pouvait transmettre à ses contemporains le goût de la barbarie, leur accorder l’autorisation morale de la pratiquer en toutes circonstances, et comment des pratiques hideuses et criminelles pouvaient se répandre dans le corps social au point que les petits chefs autorisent à leur tour leurs subalternes à y recourir, transformant ainsi une abomination en pratique admissible et courante. Hitler clouant sur les casquettes des SS une tête de mort comme emblème et directive ; les Khmers rouges, les Hutus puis les Tutsis, les Serbes autour de Sarajevo attisant les massacres autorisés ; Massu, le tortionnaire d’Alger, celui auprès de qui le général de Gaulle était allé chercher soutien et réconfort en mai 1968, reconnaissant publiquement avoir promené ses gégènes sur les couilles des crouilles qu’il chassait dans les années 60 loin de la métropole ; et d’autres, ailleurs, dans des prisons secrètes ou des centres de torturesdéclarés, en uniforme ou en civil, servant des idéologies devenues criminelles par ces seules pratiques, « Wolf, mords ! », ainsi font-ils encore ici et là de par le monde.
Quelque part chez lui, au fond
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