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Les champs de bataille

Les champs de bataille

Titel: Les champs de bataille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Dan Franck
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d’un tiroir, le juge conserve un médaillon datant de 1934 que lui offrit le greffier aux boutons de manchettes au moment du procès Barbie. Ce fut là la seule attention personnelle que cet homme silencieux manifesta à son endroit alors qu’ils partagèrent le même bureau pendant plus d’une décennie. Le juge, alors captivé par les audiences du tribunal de Lyon, suivait la progression des débats sur un petit transistor qu’il allumait dès que les inculpés avaient quitté le cabinet d’instruction.
    Le médaillon avait été frappé conjointement par les staliniens et les nazis allemands ; il appelait à manifester ensemble le 1 er  mai 1934. La faucille et le marteau surmontaient la croix gammée en une fraternité haïssable dont les sociaux-démocrates, ces années-là, furent les premiers à payer le prix. Le juge a conservé le médaillon. Il le regarde parfois, non sans dégoût pour ce qu’il représente et qui coûta si cher au monde entier. Car on peut se demander, pensait-il alors, pense-t-il toujours, ce qu’il seraitadvenu de Hitler si les prolétaires du monde communiste avaient donné la main aux prolétaires du monde social-démocrate pour lutter contre lui ; si Staline avait réellement jeté toutes ses forces pour sauver la république espagnole, utilisant l’or rapatrié par ses soins au profit de la seule victoire, renonçant à envoyer ses flics et ses assassins pour liquider les trotskistes du POUM et les anarchistes de la CNT-FAI, dont les canons et les mitrailleuses étaient braqués sur les fascistes et les nazis ; si les Brigades internationales, bel et bien soutenues et armées par les Soviétiques, avaient rétabli la démocratie en Espagne, créant un front antinazi au sud de l’Europe, interdisant le détroit de Gibraltar aux navires allemands, offrant une base de repli aux résistants français et une tête de pont aux armées alliées. Enfin, se désolait le juge, se désole-t-il encore, la révolution de 1917, qui portait en germe ces espoirs de libérations, n’avait-elle pas été totalement dévoyée par le Goulag, les déportations massives, les assassinats groupés, le meurtre de Trotski, l’invention de ce concept sinistrement hilarant des « démocraties populaires » qui passait par Katyn (1940), Budapest (1956), le Printemps de Prague (1968) et Kaboul (1979) ? Que restait-il, vingt ans seulement après lepremier coup de canon tiré depuis le cuirassier Aurore , d’un idéal bafoué par les staliniens au pouvoir, un paradis théorique devenu un enfer sur terre, Staline, Mao et Castro ayant emprunté un chemin pavé de fosses communes, de charniers, d’horreurs innombrables autant qu’innommables ?
    Pour autant, déclara sèchement le juge au greffier qui lui offrit le médaillon comme le symbole de deux criminalités comparables (en même temps qu’un signe d’exaspération devant l’assiduité de son supérieur à suivre le déroulement des séances du tribunal de Lyon), pour autant les idéologies de la croix gammée et du marteau et de la faucille ne peuvent se confondre pour au moins deux raisons : l’une a prémédité ses crimes, l’autre pas ; l’une déportait puis exterminait des peuples en raison de leurs mœurs et de leur appartenance raciale et religieuse tandis que l’autre fusillait ceux qu’elle considérait comme des ennemis politiques. Ce qui n’excuse ni n’épargne aucune des deux, et eût condamné le juge à la peine capitale aussi bien à Berlin qu’à Moscou.
     
    Il quitta le boulevard Voltaire sans avoir pu pousser la porte du n° 179 : personne ne l’avait laissé entrer. Des images tournoyaientdans sa tête, et il lui fallut un certain temps pour les ordonner et y voir les dessins du mur de Berlin détruit du côté occidental. Il marchait à petits pas, comme s’il allait à rebours des utopies détruites, se déplaçant à l’aveugle dans un paysage où le quotidien bornait l’espace. Les rêves se fondaient désormais dans le tracé matériel des avenirs immédiats, se formulaient en termes de souhaits, de possibles, tournant le dos à une Histoire ancienne qui regorgeait d’espérances. Il revenait certainement au nazisme d’avoir détruit le tangible, massacrant des populations ancrées sur des territoires à conquérir, mais, en brûlant les arcs-en-ciel des lendemains qui chantent, le Petit Père des peuples n’avait pas fait beaucoup mieux. Le juge se surprit à regarder en direction du

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