Les champs de bataille
d’une lampe électrique. Il titube entre les murs. Il tombe, poussé par une force qu’il ne contrôle pas. Sa tête heurte le mur. Il se redresse maladroitement, pris de vertige et de nausée. Dans un brouillard incertain, il lui semble entendre la clé tourner dans la serrure, puis une main se pose sur son épaule et il laisse aller son visage contre la peau rêche de l’homme pendu.
Le 17 juin 1940, à trois heures du matin, le préfet de l’Eure-et-Loir est réveillé par le roulement des chenilles martelant le pavé de Chartres. Ce sont les chars de l’armée française qui refluent vers le sud. Viennent ensuite les camions, puis les troupes à pied. Jean Moulin se lève, convoque le représentant de l’évêché, le maire de Chartres, puis il cire soigneusement ses souliers, revêt son uniforme et se campe dans la cour de la préfecture, attendant le vainqueur. Les Allemands entrent rarement la nuit dans les villes conquises, et s’ils ne sont pas arrivés la veille, c’est parce qu’ils se sont heurtés à un régiment de Sénégalais qui leur a livré bataille avant de succomber sous le nombre.
A l’aube, un officier supérieur de la Wehrmacht se présente. Jean Moulin a préparé un discours d’une sobriété exemplaire : « La fortune des armes vous amène en vainqueurs dansnotre ville. Nous nous inclinons devant la loi de la guerre. »
Vers dix-huit heures, deux officiers le convoquent. Il est emmené dans un hôtel tenu par l’occupant. Là, on lui présente un protocole avec ordre de le signer. Le protocole stipule qu’un massacre a été commis non loin de Chartres : des enfants abattus, des femmes violées et torturées ; ce crime, affirment les Allemands, est l’œuvre des Sénégalais qui ont rendu les armes la veille.
Jean Moulin demande des preuves. Il n’y en a pas. Il refuse de signer. On le bouscule, on le frappe, on le menace avec une arme. Il ne signe pas. On le menotte avec la laisse d’un chien et on l’emmène dans une ferme du hameau de La Taye. Là, dans un hangar, il découvre neuf corps déchiquetés alignés les uns à côté des autres. « L’œuvre de vos bons nègres », prétendent les Allemands. Le préfet objecte que les victimes ont évidemment succombé aux bombardements : les blessures le prouvent. Il refuse de signer. On le frappe de nouveau, on l’enferme, il tente de fuir, on lui tire dessus puis on l’amène devant le corps d’une femme horriblement mutilé : son visage n’existe plus, on lui a coupé les bras et les jambes. « Les nègres de l’armée française. » Le préfet refuse toujoursde signer. Nouveaux coups, nouvelle promenade en voiture. Cette fois, on l’emmène dans un bâtiment de Chartres réquisitionné par les vainqueurs. Il est conduit dans une pièce où dort un tirailleur sénégalais. Les Allemands disent : « Comme nous connaissons maintenant votre amour pour les nègres, nous avons pensé vous faire plaisir en vous permettant de coucher avec l’un d’eux. »
Puis, avant de le pousser dans la pièce : « Je vais vous donner une dernière chance : demain, nous vous ferons signer. Seulement, en signant ce soir, vous vous éviterez quelques ennuis supplémentaires qui vous feront regretter d’avoir tant tardé. »
Il est un peu plus d’une heure du matin. Précédé d’un sous-officier s’éclairant à la lampe électrique, poussé par deux soldats, Jean Moulin est conduit dans une petite salle à manger dont les meubles éventrés prouvent qu’elle a été soigneusement fouillée. La table et les chaises ont été poussées dans un coin. Sur un matelas jeté au sol, dort un tirailleur sénégalais. Il se réveille sous le poids du préfet, que les Allemands jettent violemment contre lui. Max gémit. Sa tête heurte le mur. Il se redresse maladroitement, pris de vertige et de nausée. Le tirailleur sénégalais pose sa main sur sonépaule, lui abandonne le matelas et s’allonge plus loin, sur une couverture qui le protège des débris de verre jonchant le sol, restes de fenêtres brisées par les bombardements.
Max souffre encore des coups subis pendant la journée. Il imagine ceux du lendemain. Il a peur. Dans l’ombre, il attend. Lorsque le tirailleur s’est endormi, il étend la main vers les morceaux de verre, choisit sans voir celui qui lui entaille le plus profondément l’index puis, d’un geste immédiat, ramène son poignet à lui et se tranche la gorge.
Le juge ignore
Weitere Kostenlose Bücher