Les chemins de la bête
j’étais soutenue par une sorte de puissance
bienveillante.
— Dieu ?
— Non. Quoi qu’il en soit, elles m’ont insufflé une
aisance, une énergie qui me dit que je peux défaire cet être de malfaisance,
l’inquisiteur, un certain Nicolas Florin. Il est... C’est une émanation du
pire, Clément... Comment te dire... Eudes est mauvais, mais celui-là est
maudit. Tu dois disparaître parce que, si tu as été ma force toutes ces années,
tu constitues maintenant ma plus grande faiblesse. Tu le sais comme moi. Si cet
homme parvient à convaincre les imbéciles superstitieux qu’il choisira comme
juges que tu es un incube, ton jeune âge ne te protégera pas, au contraire.
S’il découvre que nous avons dissimulé ton véritable sexe, ce sera encore pire.
Sa logique sera implacable à leurs yeux puisque tu es enfant d’hérétique. Ils
accepteront ensuite tout ce que ce monstre leur fera accroire. Il faut que tu
partes, Clément. Pour moi.
— Et Mathilde ?
— Je demanderai à l’abbesse des Clairets de
l’accueillir quelque temps.
— Mais je peux vous..., tenta-t-il d’argumenter.
— Clément, je t’en prie ! Aide-moi : pars.
Pars bien vite.
— Est-ce vraiment vous aider, madame ? Ne
cherchez-vous pas seulement à me protéger ?
— Je cherche à nous protéger, tous.
— Mais où aller, madame ?
Un sourire désespéré lui répondit d’abord.
— Oh... Il est vrai que l’on ne se pressera pas pour
nous tendre la main. La seule protection à laquelle j’ai pu songer est celle du
comte Artus, et j’ignore s’il me l’accordera pour toi. S’il se défaussait par
peur des conséquences, fuis, n’importe où. Jure-le-moi sur ton âme. Jure !
Il hésita, puis céda devant son insistance :
— Je le jure.
Elle serra l’enfant contre elle et il enfouit son visage
dans les cheveux soyeux qui embaumaient l’eau de romarin. Une peine effroyable
lui donnait envie de fondre en larmes, de s’accrocher à sa dame. Toute sa force
semblait être aspirée en dehors de lui. Sans elle, il était perdu, sans elle,
il ne savait plus dans quelle direction avancer. Il pouvait tout si c’était
pour elle, il le savait. Mais le vide immense qui s’élargissait à mesure
qu’elle parlait lui glaçait le corps, lui saccageait l’esprit.
— Merci, mon doux. Je vais préparer une lettre que tu
remettras au comte. S’il refusait de te cacher... J’ai amassé quelques sous
d’or*, peu de chose, mais ils te permettront d’atteindre un port et de payer
ton voyage vers l’Angleterre, seul royaume qui ait su résister à la tentation
inquisitoire. Va faire seller un cheval, préparer quelques vivres et quelques
vêtements, puis rejoins-moi dans ma chambre.
Lorsqu’elle desserra les bras, il crut qu’il mourait, là, à
ses pieds.
Le sentit-elle ? Elle murmura à son oreille :
— Je n’ai plus peur, Clément. Je vais vaincre, pour
toi, pour moi, pour nous tous et pour les ombres amies. N’oublie jamais que je
te garde en moi, même si nous sommes séparés. N’oublie jamais que l’amour me
guide et qu’il est plus fort que le reste lorsqu’il se bat. N’oublie jamais.
— Je n’oublierai pas, madame. Je vous aime tant.
— Prouve-le en ne revenant pas tant que je n’aurais pas
défait cet être de ténèbres.
Dans quelques courtes années, Clément serait une jeune
fille. La mystification qui avait permis à Agnès de la conserver auprès d’elle
deviendrait alors si ardue à poursuivre. Comment Clément, Clémence,
réagirait-elle lorsqu’elle apprendrait toute la vérité sur sa naissance ?
Ce pesant secret partagé par trois femmes, dont deux étaient mortes.
Dans quelques courtes années... si Dieu leur prêtait vie à
toutes les deux.
Agnès regarda disparaître l’enfant, s’étonnant de ce qu’il
avait grandi en quelques mois. Ses braies lui arrivaient à mi-mollets et ses
talons dépassaient de ses sabots. Elle s’en voulut stupidement de ne pas
l’avoir remarqué plus tôt. Il lui sembla soudain fondamental d’y remédier avant
son départ, comme si cette attention banale constituait un lien certain avec le
futur, comme si elle témoignait qu’ils seraient bientôt réunis.
Et si elle se berçait de mensonges, si elle n’était pas de
taille à résister au procès, à venir à bout de cette si belle créature
infernale ? Et si elle ne revoyait jamais Clément ? Si elle
mourait ? Et si le comte Artus se révélait n’être
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