Les chemins de la bête
l’a confirmé
lorsqu’elle m’a supplié de veiller sur sa fille, il y a maintenant plus de deux
semaines. Notre sœur hôtelière, Thibaude de Gartempe, l’a prise sous son aile,
mais Mathilde s’avère difficile.
— Que vous a expliqué d’autre madame de Souarcy ?
Éleusie se laissa aller sur le rebord de son lit et joignit
les mains. Elle frissonnait. En dépit de la chaleur des derniers jours, un
froid mortifère s’était insinué dans ses veines. Elle y voyait le présage de sa
mort prochaine. Cette fin annoncée ne l’inquiétait pas, puisqu’il n’existait
nulle fin. Elle craignait en revanche de manquer de temps afin d’aider son
neveu.
— Elle a été fort brève. Elle n’ignorait pas que
l’inquisiteur résidait chez nous, et craignait de me mettre en délicatesse avec
lui. L’odeur méphitique de ce Nicolas Florin traîne partout, elle empoisonne
l’atmosphère, elle nous suffoque... enfin, du moins certaines d’entre nous.
Jeanne, notre sœur tourière n’a jamais autant prolongé ses tournées, elle
rentre ainsi le moins possible à l’abbaye. Annelette Beaupré, notre
apothicaire, ne sort presque plus de son herbarium. La gentille Adélaïde se
cramponne à ses pots et à ses broches comme si sa vie en dépendait. Quant à ma
bonne Blanche, son âge lui donne prétexte à des rêveries muettes qui semblent
s’allonger de jour en jour. Tant d’autres se laissent gruger par les apparences
de perfection de cette créature pernicieuse. Il est si beau, si suave et si
dévot que j’en viens même parfois à me demander si je ne perds pas la raison en
le soupçonnant du pire. Une figure d’ange. Je n’ose m’en ouvrir à mes amies de
crainte de les embarrasser. Après tout, la plupart de celles que je sens de mon
bord ont sans doute choisi la meilleure parade : la fuite. En revanche,
quelques-unes de mes filles m’étonnent et m’inquiètent. Berthe de Marchiennes,
notre cellérière... j’aurais dû m’en défaire lorsque je suis arrivée aux
Clairets. Quant à Emma de Pathus, la maîtresse des enfants, son frère est
dominicain et inquisiteur à Toulouse. Je me méfie comme de la peste de ces
prétendues pures qui n’ont jamais eu à douter.
Éleusie soupira, le regard perdu il ne savait où avant de
reprendre :
— Je vous épargne l’énumération de celles dont je ne
sais que penser : Thibaude de Gartempe et même cette délicieuse Yolande de
Fleury... Fallait-il que cet être pénètre dans nos murs pour que je réalise
soudain que je ne connaissais de certaines qu’un visage et un sourire ?
J’avance à tâtons vers leurs cœurs que je découvre.
Elle s’égarait mais Francesco, sentant comme ces confidences
la soulageaient, patienta.
Elle sursauta, demandant soudain :
— Je manque à tous mes devoirs de seconde mère, mon
doux chéri. Avez-vous faim ?
L’espace d’un instant, le poids immense qui écrasait le
chevalier depuis des années s’évanouit. Une horde de souvenirs minuscules,
tendres et charmants le submergea. Les années d’Éleusie, ainsi qu’il les
nommait. Celles qui avaient suivi l’horreur.
Éleusie, la tendre Éleusie et son époux Henri de Beaufort
l’avaient recueilli après la mort de son père et le massacre de sa mère et de
sa sœur à Acre. Éleusie l’avait élevé, avec amour et vigilance, remplaçant
Claire, qu’elle ne passait pas une journée sans évoquer afin que l’enfant
gardât vivace le souvenir de sa mère. Eleusie dont l’aimante ténacité était
parvenue à soulager un peu les douleurs rongeantes de l’enfant qu’il était
encore. Il s’était accroché à elle, et sans doute l’avait-elle sauvé du besoin
de vengeance. Il lui devait son âme. Il lui devait plus que la vie, et comme il
était précieux de tant lui devoir.
— Je meurs de faim, n’ayant rien mangé depuis mon
départ de Paris hier à la nuit... Mon estomac attendra. Parlez-moi d’Agnès de
Souarcy, de ces meurtres de messagers.
Éleusie lui raconta ce qu’elle tenait d’Agnès, ce qu’elle
avait cru comprendre de ses silences, n’omettant ni Eudes de Larnay et ses
passions délétères, ni Mathilde, ni Sybille et son passé d’hérétique, ni le
rôle répugnant joué par Mabile, ni surtout Clément et la dévotion qui le liait
à sa dame, avant de conclure :
— Quant aux messagers, je n’en ai reçu qu’un seul.
Ainsi que je l’ai expliqué au grand bailli Monge de Brineux, les autres ne se
sont jamais
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