Les chemins de la bête
femme stupide, avait déclaré qu’il
ne les escorterait pas jusqu’à l’abattoir. En revanche, les deux templiers leur
avaient emboîté le pas, en dépit de leur absolue certitude que nul de leur
petite troupe n’en réchapperait. Pour preuve, le plus âgé d’entre eux, qui
s’était retourné vers Eustache en lui tendant le carnet taché de son sang qu’il
portait sous sa cotte, à même la peau. D’un ton défait mais brave, il avait
murmuré :
— Mon frère... la fin est proche. J’ai couché dans ces
pages la recherche de toute ma vie. Elle fut grandement facilitée par les
efforts obstinés de quelques autres templiers. Elle est née, il y a fort
longtemps, dans les souks de Jérusalem, d’une rencontre avec un Bédouin auquel
j’ai racheté un rouleau de papyrus rédigé en araméen. Il ne m’a pas fallu très
longtemps pour comprendre qu’il s’agissait d’un des textes les plus sacrés de
l’humanité. Je l’ai caché en lieu sûr, dans l’une de nos commanderies. D’autres
coïncidences ont suivi, si improbables qu’il ne pouvait s’agir de simples
coïncidences. Toutes ont concouru à me convaincre que je, que nous n’étions pas
victimes d’un mirage ou d’une folie. Le temps nous presse... Cette quête me
dépasse tant qu’elle ne doit pas mourir ici, avec moi. Vous êtes homme de Dieu,
de guerre et d’honneur. Vous saurez qu’en faire. Ma vie fut menée par une force
supérieure et j’en viens à croire qu’il me fallait vous tendre ce carnet,
aujourd’hui et en ce lieu, que rien de tout cela n’est fortuit. Vivez, mon
frère, je vous en conjure, vivez pour l’amour de Dieu et poursuivez cette
sublime enquête. Priez pour nous qui allons mourir.
Ils avaient disparu après un coude du souterrain éventré. En
haut, la bataille faisait rage. Les hurlements se mêlaient aux cinglements des
boulets projetés par les catapultes, aux chocs des lames, aux grêles de flèches
qui s’abattaient de toute part.
Dans le boyau maintenant désert, Eustache s’était laissé
glisser vers le sol de terre humide, sanglotant comme un bébé, serrant contre
lui l’épais carnet recouvert de cuir fatigué. Que n’était-il là-haut, avec eux,
luttant pied à pied contre l’inéluctable ? Que n’offrait-il vainement sa
vie pour un vain combat ?
Le chevalier de lumière et de grâce Eustache de Rioux avait
survécu et rejoint Chypre. Dépassé par l’ampleur de la quête, par sa complexité
aussi, Rioux avait, dès son arrivée sur l’île refuge, cherché celui qui devrait
reprendre avec et après lui ce pesant flambeau. Un tout jeune homme, presque
encore un adolescent, avait croisé son chemin, à la suite d’un bien étrange
détour. Francesco de Leone. Étrange puisque les hommes de la famille du jeune
novice rejoignaient par tradition l’ordre du Temple depuis sa fondation. Il
était donc presque inévitable qu’il les y suivît. Pourtant, il avait requis
l’entrée à l’Hôpital. Lorsque Eustache lui en avait demandé les raisons, le
jeune garçon s’était trouvé dans l’incapacité de lui répondre, arguant que,
certes, le soin aux pauvres et aux malades avait pesé dans son choix, mais qu’à
la vérité, il s’était laissé guider par une impulsion. Rioux y avait vu le
signe qu’ils devaient poursuivre leur route ensemble.
Ils avaient recopié le carnet du templier mort à Acre,
cherchant à en percer les arcanes, fouillant les bibliothèques de la terre
entière pour en expliquer les nombreuses énigmes. Peu à peu, certains des
mystères s’étaient révélés, d’autres, la plupart, se refusant à eux.
Le chevalier de Rioux avait consacré les sept années qui lui
demeuraient à vivre à regretter de n’avoir pas suivi ses deux frères, pour
aussitôt songer que le carnet devait être sauvé et qu’une impénétrable décision
divine avait voulu qu’il en soit chargé. Il devait subir jusqu’au bout, comme
une épreuve, le fardeau de sa vie épargnée à Saint-Jean-d’Acre.
Lorsqu’il s’était éteint dans la citadelle chypriote, Leone
lui avait juré de poursuivre la Lumière, et de se taire jusqu’à ce qu’elle
jaillisse enfin.
En dépit du colossal travail qu’il avait fourni, Francesco
de Leone avait parfois le sentiment de n’avoir guère avancé depuis le décès de
son parrain. Ah si, peut-être... ces runes qu’un Varègue rencontré à
Constantinople lui avait expliquées.
Eustache et lui s’étaient fourvoyés à
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