Les chemins de la bête
Le dos de l’inquisiteur lui masquait l’identité de celle qui
l’écoutait. Quelques secondes s’écoulèrent, si interminables qu’elles lui
parurent une éternité. Enfin les deux silhouettes se séparèrent et
l’inquisiteur disparut d’un pas vif dans le couloir qui partait à droite pour
rejoindre la salle des reliques.
Celle avec qui il s’entretenait hésita, demeurant immobile
quelques instants. Puis, elle sembla se décider et sortit vers les jardins.
Emma de Pathus, la maîtresse des enfants.
Hôtel d’Estouville, rue de la Harpe, Paris, août
1304
Esquive d’Estouville reposa le phénix qu’elle avait
entrepris de broder de longs mois plus tôt. La toile de lin s’effilochait par
endroits, malmenée par des points maladroits et trop souvent défaits. Les
travaux d’aiguille l’avaient toujours ennuyée, mais ils procuraient une
contenance.
La très jeune femme soupira, et son charmant visage se
tendit d’exaspération. Quelle interminable attente, quelle terrible impatience
avant de rejoindre son bel archange hospitalier. Une étrange délectation se
mêlait à son agacement. Souffrir chaque jour un peu pour lui qui allait tant
souffrir. Il l’ignorait, c’était bien ainsi.
Quand le reverrait-elle enfin, quand s’y
autoriserait-elle ?
Sa demoiselle frappa avec douceur à la porte du petit salon
de l’hôtel particulier dans lequel Esquive passait la majeure partie de ses
jours, l’autre étant consacrée au maniement des armes.
Une robe somptueuse, d’un blanc crémeux, reposait sur son
bras.
— Elle est enfin prête, madame. J’ai pensé que vous
aimeriez la contempler aussitôt.
— Vous avez bien fait, Hermione. Voyons cette merveille
que l’on me promet depuis trois semaines.
Hermione s’approcha, évitant comme toujours le regard de la
jeune comtesse, qui la mettait fort mal à l’aise. Un immense regard ambre
clair, presque jaune. Le regard d’un petit fauve.
Abbaye de femmes des Clairets, Perche, septembre
1304
Prime s’annonçait, mais il n’y assisterait pas. Nicolas
Florin était de trop bonne humeur pour risquer de la gâcher en s’infligeant un
office. Trente et un jours, exactement trente et un. Elle n’avait pas avoué, ni
fait amende honorable, Dieu merci. Elle était toute à lui et rien, ni personne,
ne la sauverait plus.
L’escorte armée était arrivée la veille, et n’attendait
qu’un ordre de lui. Agnès de Souarcy serait conduite dans quelques heures en
chariot jusqu’à la maison d’Inquisition d’Alençon. Une fois entre ses murs,
elle pourrait supplier ou hurler à pleins poumons, nul ne l’entendrait.
Il s’étira de satisfaction sur sa couche en imaginant la
déconfiture du comte Artus. Bientôt, tous redouteraient le pouvoir du nouvel
inquisiteur.
Une ombre passagère tempéra sa jovialité. L’abbesse lui
paraissait changée, depuis quelque temps. On eut cru qu’une sorte de certitude
inattendue avait soudain allégé son angoisse. Bah, toute mère abbesse qu’elle
était, il ne s’agissait que d’une femelle, une autre.
Il gloussa de bonheur : sa femelle, celle qu’il
convoitait depuis un interminable mois, était si jolie. Il l’imaginait
lorsqu’elle le recevrait tout à l’heure, se tordant les mains, tamponnant ses
larmes, le visage blême et défait de peur. Pourtant, elle ignorait à quel point
elle avait raison d’être terrorisée.
Une vague de volupté l’envahit, le faisant haleter de
plaisir.
Longtemps. Il jouerait très longtemps. Il ferma les yeux
sous l’explosion de jouissance qui tendait son ventre.
Manoir de Souarcy-en-Perche, septembre 1304
Agnès relut une dernière fois le court message de Clément
que le comte Artus lui avait fait porter par l’un de ses gens d’armes, puis le
jeta à contrecœur dans la cheminée. Elle aurait tant aimé l’emporter avec elle.
La jeune femme ne s’y était pas méprise : Clément avait
pris grand soin de ses mots, dans l’éventualité où sa missive tomberait entre
de mauvaises mains.
Ma chère dame,
Vous me manquez tant. Chaque jour ajoute à mon angoisse.
Le comte est fort bon pour moi et m’a offert l’accès à sa stupéfiante
bibliothèque. Son médecin, un juif de Bologne, qui n’est pas simple mire mais
grand savant, m’enseigne la médecine et tant d’autres choses.
Je suis si inquiet, madame. Que ne me permettez-vous de
vous rejoindre enfin. Je vous conjure de prendre le plus grand soin de
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